De temps à autre, une poignée de cinéastes plus doués que la moyenne parviennent à capter l’Amérique le temps d’un film qui ne raconte rien : pas l’Amérique dans son ensemble évidemment, mais une partie, généralement celle sur laquelle les caméras préfèrent ne pas s’attarder et qu’ils arrivent à cartographier miraculeusement, presque par accident devrait-on plutôt dire, tant cela semble éloigné de leur ambition de départ. Ce rôle d’observateur des générations perdues et des territoires anonymes était tenu, dans les années 90 et 2000, par les Larry Clarke et Gus van Sant : aujourd’hui, ceux parmi leurs héritiers qui visent le plus juste ont pour nom Harmony Korine (avec ‘Spring breakers’) Sofia Coppola (‘The bling ring’) et, dans le cas présent, Andrea Arnold, réalisatrice britannique responsable il y a quelques années d’une version très sensorielle des ‘Hauts de Hurlevent’. ‘American honey’ suit les pérégrinations d’une bande de jeunes, tous plus ou moins marginaux, qui sillonnent les routes du Midwest pour vendre des magazines en faisant du porte-à-porte, poussés par le besoin d’argent mais aussi une irrépressible envie de prendre leur envol et de conquérir leur liberté Une telle idée ne sort pas de nulle part : la presse américaine fait effectivement état, depuis quelques années, de l’émergence d’une nouvelle génération paumée qui, ne croyant guère à la solidité du rêve américain et aux lendemains qui chantent, a choisi la voie de l’errance collective et de l’hédonisme d’opportunité, le démarchage étant l’un des moyens ouvrant l’accès à ce genre de vie. Road-movie initiatique, qui rend compte d’une métamorphose, celle de la jeune Star, qui prend le risque de sauter dans l’inconnu plutôt que de courber l’échine sous le poids de la vie ratée qui l’attend, ‘American honey’ n’obéit pourtant pas à un fil conducteur bien défini. Il s’agit plutôt du récit au jour le jour d’un mode de vie : les nuits dans les motels ou à la belle étoile, les arnaques plus ou moins inventives pour refourguer leur camelote, les soirées de défonce collective frénétique, comme si le jour ne devait jamais se lever, la relation, incertaine et chaotique qui se tisse entre Star et Jake, le vendeur-vedette du groupe, et les rencontres avec ces Américains de l’intérieur, plus ou moins nantis, bigots et vaguement racistes Par sa manière très particulière de filmer, qui impose une esthétique proche du reportage, Arnold parvient à faire passer l’image d’une nation duale : une Amérique immense, mythique, qui donne l’impression que l’univers est infini et que rien n’est impossible lorsque le soleil se couche sur les plaines...et une autre, morne et désespérante, qui voit les mêmes motels miteux, les mêmes parkings et la même sinistrose se répéter d’état en état. Arnold suit ses acteurs, plus précisément son actrice principale Sasha Lane, au plus près, captant la moindre de ses expressions et le moindre de ses sentiments face à ces horizons qui s’ouvrent, toujours au rythme d’une musique Trap lancinante, ce qui rend le film d’autant plus épuisant qu’il dure près de trois heures. On peut bien se dire qu’on aurait été tout aussi satisfait avec une heure de moins, étant donné que ‘American honey’ n’a pas de véritable conclusion : , tout est ici question d’établir une atmosphère, un état d’esprit, celle des rêves et des fantasmes adulescents, et la bande son qui va avec. La conjonction de ces éléments fait que, quoi qu’on en ait pensé, on tient peut-être avec American honey’ le film générationnel de ces années-ci.