C'est drôle, au final, je reproche à ce film d'une Deniz Gamze Ergüven (dont je risque de spoiler l'intrigue) qui se place dans la course à l'Oscar dès son premier long-métrage, l'excès de misérabilisme et de caricature que l'on reprochait à la dernière Palme d'Or, Dheepan. C'est que le film de Jacques Audiard semblait progressivement s'extraire de sa teneur sociale et réaliste pour filer vers le film de genre et donner petit à petit à ses personnages une incarnation supplémentaire, les grandissant par une fiction qui prenait définitivement le pas sur le réel comme pour signer la victoire de leur vitalité sur les carcans de la vie. Voilà ce que rate à mon sens la jeune franco-turque avec son Mustang, de long en long confiné à des allures de pamphlet social qui démarrent de façon crédible et percutante mais finissent, par le jeu combiné de deux événements, par sombrer dans l'excès et laisser transparaître un cruel manque de sincérité. Le premier faux-pas vient du suicide de la troisième fille, qui sonne comme un rappel désincarné du Virgin Suicides de Sofia Coppola. Imprévisible, ce geste d'évasion aurait pu bel et bien être bouleversant et révéler toute la souffrance retenue d'une adolescente brimée, mais quelque chose ne fonctionne pas dans le raccord de ce suicide avec une scène de repas où le personnage semblait dévoiler toute l'insolente vitalité qui l'animait encore. Entre ces provocations libératrices qui semblent dévoiler une envie de vivre intacte et ce que laisse supposer le suicide, c'est à dire un désespoir total, manque le lien d'une mélancolie suggérée avec plus de prégnance pour pouvoir faire de cette scène pivot de Mustang quelque chose de bien plus cohérent. Si par ce simple fait, le film m'avait déjà quelque peu perdu, il s'est attiré pour de bon ma perplexité en faisant de l'oncle un homme incestueux. Grossier et caricatural, ce revirement achève de faire peser sur ces jeunes filles de façon grotesque le poids de tout ce qu'Ergüven reproche à la société patriarcale qu'elle pointe du doigt, société devenue malade de fascination pour l'objet des interdits qu'elle se fixe. Les sœurs s'en trouvent alors réduites aux simples éléments discursifs d'une dissertation sociale, et le film se prive de la pureté qu'il prétend pourtant défendre tout du long. En théorisant de façon trop ostentatoire sur des faits sociaux étrangers ou plutôt en aval du récit, Mustang perd dans une sorte de compromission sa belle et inviolable liberté, celle d'une histoire qu'on aurait du préserver en tant que telle, dans tout son caractère fictif. Il tend bien de temps en temps vers la fable (par sa structure narrative répétée et un certain aspect de catalogue qui se voudrait exhaustif), ce qui pourrait le disculper du fait de grossir le trait, puisque toute fable ne cherche qu'à détourner le regard du réel pour l'y rediriger à la fin. Mais sa mise en scène très naturaliste ne réalise jamais la symbiose nécessaire avec les excès de son scénario, toujours occupée à retranscrire avec grâce la vitalité des corps et la vérité de l'étincelle qui brûle dans le regard des filles. Toute la fibre de Mustang est et demeure dans sa croyance naïve qu'elle peut raconter toutes les histoires par une seule, qu'elle peut retranscrire en la faisant porter par une seule famille toute la douleur d'une réalité sociale, et ce, sans jamais s'approcher de la caricature. Désolé, mais je ne peux pas y adhérer. Heureusement, Mustang survit de par ses jeunes actrices, qui demeurent contre vents et marées la caution authentique qui compense la fausseté du récit, par la pureté de leur regard et la vitalité qu'on y lit. C'est même involontairement saisissant : les personnages donnent l'impression, en butte toujours aux épreuves que le scénario leur dessine en obstacle à leur volonté de vivre mais aussi à l'odeur d'artifice qu'il déploie, de vouloir plus que jamais exister par eux-mêmes, et ils en font presque l'effet de figures émancipées du film lui-même. Bref, il fallait encore, comme si souvent, qu'un sujet social amène à la démesure sans qu'un parti pris vraiment assumé vienne justifier celle-ci. Dommage, Mustang et ses actrices avaient, à première vue, définitivement tout pour subjuguer.