Bon, il est vrai qu'on peut reprocher au cinéma de Woody Allen de stagner inlassablement. Rien que de dire ça est un joli spoiler, donc arrêtez-vous maintenant si vous tenez à la surprise (mais de suprise, peut-il encore y en avoir devant un Allen ?), mais L'Homme Irrationnel est une sorte de Match Point en mode mineur. Woody est toujours ce gars désabusé, qui cache derrière son cynisme un ennui insoluble et un sentiment existentiel d'impuissance créatrice (il clame sans cesse en interview son désespoir de réaliser un jour son chef-d'oeuvre). En beaucoup de points, il me ressemble du tout au tout, et on pourrait s'attendre à ce que j'adore ses films. Mais voir un semblable tableau animé d'un univers mental si proche du mien n'a rien de très stimulant, surtout parce qu'Allen se protège sans cesse derrière sa désinvolture, sa légèreté d’apparat qui vernisse les drames les plus noirs d'un parfum tristement absurde de comédie romantique. Plus qu'un refus de se livrer (ce faisant, il pourrait je pense énormément me parler, et donc me toucher), je crois qu'Allen entretient malgré lui cette inconséquence parce qu'il est incapable de croire lui-même à la pureté d'intention qui anime les relations humaines et à la vérité qu'il y aurait dans l'écriture de drames aux velléités plus profondes. Peut-être même s'estime t-il indigne de se dévoiler à fond dans le simple espoir d'être entendu et compris. Par le biais du personnage de Phoenix, il dit donc une nouvelle fois combien la vie lui est insipide, combien l'intellectualiser ne revient qu'à la vider un peu plus, et combien l'existence lui est atroce dans les intervalles où il n'arrive plus à se divertir. Puis petit à petit, le scénario tourne à la catharsis, quand Allen donne corps à son ras-le bol et son envie d'exploser via le choix meurtrier de son personnage principal. Jusque là, on est en terrain connu, pas désagréable mais tristement stagnant, entre des souffrances qui s'enfouissent un peu plus à mesure qu'on les dit et un charme raffiné qui les augmente encore, parce que même toute sa beauté ne peut effacer le vide qui la sous-tend. Là où L'Homme irrationnel creuse quelque chose de neuf, c'est plutôt quand il finit par prendre le contre-pied de Match Point, et que le hasard, composante si importante du cinéma d'Allen, finit par conduire à la mort de son alter ego meurtrier. C'est à nouveau très triste qu'Allen dresse ce constat de futilité et de non-sens en se désolidarisant de son personnage, comprenant in fine qu'il ne pourra même pas se réfugier dans l'immoralité ou le mensonge pour échapper à son (quasi-)spleen. Incarnant ses envies déchirantes à travers Joaquin Phoenix, le new-yorkais demeure rattaché à ses propres tourments par l'omniprésence de l'aléatoire (et à travers lui, du non-sens et du vide), et sait bien que celui-ci finira par le rattraper, quand bien même il choisirait une illusion romantique, qu'elle soit sombre ou lumineuse. Prisonnier de son propre univers, le réalisateur tourne en rond, à l'infini. Sur l'image, c'est parfois ennuyeux, mais le peu que tout cela laisse entrevoir de sa personnalité, en revanche, m'inspire toujours autant de mélancolie.