The Look of Silence est la suite officieuse du documentaire The Act of Killing, comme la similitude de leurs titres le suggère. Ce dernier révélait déjà un génocide oublié (un million de morts, voire plus), dont les exécutants se vantaient publiquement d’avoir « sauvé l’Etat » et jouissaient souvent d’une reconnaissance publique jamais menacée. Après avoir suivi les tueurs, Joshua Oppenheimer s’attache désormais à suivre une victime de ce drame : Adi, dont son frère aîné – qu’il n’a jamais connu – a été tué sous prétexte qu’il était communiste. Les confrontations successives entre Adi et les différents bourreaux de son frère sont très fortes : visuellement déjà, puisque le jeune ophtalmologiste va symboliquement vérifier la vue des tortionnaires de son frère, dans une tentative de rétablir la vérité et la vue de gens qui se sont enfermés dans le mensonge. The Look of Silence est au génocide indonésien ce qu’Eichmann à Jérusalem a été à la Shoah : une œuvre où les perpétrateurs de crimes horribles, une fois mis en face de leurs responsabilités, se réfugient derrière la hiérarchie, la nécessité de protéger l’Etat, la religion, la stabilité et l’ordre.
Mais plus qu’un simple constat sur la banalité du mal, Joshua Oppenheimer et Adi donnent vraiment à voir la loi du silence qui règne toujours en Indonésie, 50 ans après les faits, au risque qu’ils sombrent définitivement dans l’oubli. C’est le mutisme des parties prenantes qui explique que rien n’ait changé depuis lors, et que les bourreaux soient toujours aussi fiers de ce qu’ils ont commis. Ils occupent toujours des postes de responsabilité dans la société indonésienne (l’un d’entre eux est devenu le chef du parlement régional !). Mention particulière à la scène où la mère d’Adi apprend que son frère gardait la prison où son fils a été emprisonné avant d’être emmené et exécuté, forte et saisissante. Mais malgré toutes les fanfaronnades des exécutants, leurs enfants ignorent souvent ce que leurs pères ont réellement fait. Le silence traverse toutes les couches de la société indonésienne et s’infiltre jusque dans les familles.
Alors, plutôt que de tenter de faire parler des personnes effrayées par la répression, Oppenheimer et Adi filment leurs regards, qui eux ne mentent pas, et qui font toute la substance d’un film profond, nuancé, cherchant à perpétuer la mémoire des victimes dans une démarche audacieuse, courageuse, et peut-être salutaire.