LE PONT DES ESPIONS apparait à la fois comme le double négatif de MUNICH et la continuation logique de ce que LINCOLN apportait au cinéma de Spielberg. Là où les espions menés par Avner (Eric Bana) choisissaient de s’adresser aux terroristes palestiniens par le biais de pistolets et de bombes, pour un résultat tragique, Donovan (Tom Hanks) entreprend de marcher dans les pas de Lincoln en privilégiant le dialogue et la main tendue vers l’autre. Il pourrait sembler surprenant qu’un réalisateur aussi visuel que Spielberg, dont les précédents films se sont avant tout démarqués par leur capacité à enjoliver une série ininterrompue d’actions, se soit peu à peu dirigé vers le genre du film juridico-politique au sein duquel les personnages passent le plus clair de leur temps à pérorer. Et cependant sa mise en scène rend parfaitement logique cette évolution en filmant ces discours et ces répliques cinglantes comme autant de passes d’armes et de pirouettes, chaque nouvelle séquence de conversation s’apparentant ainsi à un affrontement dont le héros doit sortir vainqueur s'il souhaite parvenir au but qu’il s’est fixé. Cela n’a pas été sans conséquence. Le rythme narratif qu’adopte à présent le réalisateur est moins rapide et laisse plus de place au silence qu’à l’accoutumée. Le montage sert aussi impeccablement un découpage plus noble et plus posé. Sachant qu’il n’a plus rien à prouver et qu’il est capable de transposer n’importe quelle notion ou conflit en une image concrète ayant un indéniable pouvoir évocateur sur le spectateur, Spielberg a abordé LE PONT DES ESPIONS avec la sagesse et la retenue d’un artiste qui accepte que son génie et son ego s’effacent derrière son sujet afin de mieux valoriser son propos. Là où LA GUERRE DES MONDES, MINORITY REPORT et MUNICH étaient des tours de force techniques dont la somme de tous leurs époustouflants coups d’éclat visuels dégageait une énergie cinétique agressive, LINCOLN et LE PONT DES ESPIONS privilégient une force tranquille, inamovible. Tom Hanks est le choix parfait pour incarner ce nouvel idéal de Spielberg, c’est parce que ses précédents personnages contenaient déjà en germes les principes moraux que Donovan met en exergue : il fut ce bloc monolithique fédérateur dans IL FAUT SAUVER LE SOLDAT RYAN ; il fut ce mur inamovible et infranchissable auquel se heurtait le personnage fuyant incarné par DiCaprio dans ARRETE-MOI SI TU PEUX ; et il fut ce malheureux étranger enfermé dans l’aéroport de New York, l’obligeant à s'en sortir autrement que par la course rectiligne choisie par les précédents héros spielbergiens. S’imposant instinctivement comme l’héritier de James Stewart, Tom Hanks renvoie de plus en plus chez Spielberg à cet héroïsme impassible, résolu et pondéré que des génies comme Franck Capra et John Ford n’ont cessé de creuser et de magnifier. Il est l’Américain moyen dans tout ce qu’il peut avoir d'ordinaire et d’extraordinaire, imposant sa stature débonnaire comme le dernier rempart d’un pays sur le point de s’effondrer. Cependant, ce serait faire erreur que de croire que le héros spielbergien a complètement changé. Moins bondissant, moins sportif, il doit toujours jongler entre une famille quelque peu dysfonctionnelle et des rêves idéalistes qui contrastent avec la réalité du terrain. Cela garantit ainsi l’objectivité des derniers longs métrages de Spielberg là où ses premiers essais dramatiques apparaissaient plus ouvertement dichotomiques. LE PONT DES ESPIONS, bien que conscient que les méthodes de l’URSS aient souvent été plus inhumaines que celles employées par l’Etat américain, refuse de représenter les U.S.A. comme la société parfaite qu’elle se vendait à l’époque. Si les deux camps ne se valaient pas en termes de mensonges, de violence et de compromission, Spielberg montre qu’il ne suffisait alors que d’un pas pour que les Etats-Unis se retrouvent au niveau du bloc communiste. Et sa conclusion délicatement ironique en guise d’avertissement amène à penser que cette étape pourrait bien avoir été franchie aujourd’hui. En nous avisant d’humaniser les partis adverses qui s’opposent à nous, Spielberg souhaite nous ouvrir les yeux quant à nos propres limites et à notre tendance paradoxale à dériver vers ce que l’on combat. Même s’il refuse de capitaliser sur l’émotion facile pour parvenir à ses fins - « would it help ? » (« cela aiderait-il ? ») comme le répète à plusieurs reprises l’espion soviétique joué par Mark Rylance – le cinéaste livre pourtant l’un de ses longs métrages les plus justes et humains. Le genre de film nécessaire qui prend à la gorge avec d’autant plus d’efficacité qu’il met en exergue par le biais de son héros magnifique tout ce que l’humain peut avoir de plus beau, de plus fort et de plus droit afin de nous inciter à faire de même. Cela peut sonner comme une évidence, et ça l’est d'une certaine manière. Le cinéma de Spielberg est « évident », c’est même pour cela qu'il a souvent été moqué alors que ce trait de caractère constitue l’une de ses plus grandes forces. C’est donc peu de dire que la démarche « évidente », réfléchie et inspiratrice de Spielberg est fondamentale puisqu’elle lui/nous permet de se/nous tenir debout face à un cinéma/une société qui tend actuellement à valoriser, parfois involontairement, de dangereux schémas idéologiques et moraux.