Format 4/3, rigueur ascétique des cadres, sécheresse narrative et originalité du propos : Jauja me faisait beaucoup penser (c'est toujours le cas, d'ailleurs) à La dernière Piste de Kelly Reichardt. Pourtant, ce film de Lisandro Alonso (le premier que j'ai eu la chance de voir) s'éloigne encore beaucoup plus des codes du genre que l'anti-western de la cinéaste américaine. Et pour cause, son propos (le terme est quelque peu impropre, mais on s'en contentera) n'est absolument ni politique, ni social, ni historique. Il est humain, tout simplement. Car Jauja est un film tout entier dédié à la perte et à la recherche d'un eden introuvable, annoncé comme une terre, alors que le récit se construit plutôt comme la recherche d'une jeune fille par son père. C'est sans doute ça le plus beau, la sensation même pour le spectateur de ne pas savoir quel mirage on poursuit, quelle force guide Viggo Mortensen, ni vers quoi. Le film se fait très vite cosmique (même avant les revirements finaux dont je parlerai plus tard), et sa radicalité formelle y est pour beaucoup. Dès les premiers plans, alors même que la famille est encore réunie, on sent à quel point aucun lien véritable ne relie les divers éléments du décor. Un plan se prolonge fréquemment après la sortie d'un personnage du cadre, les regards se croisent rarement même lors des dialogues, deux personnages peuvent apparaître à l'écran sur deux plans différents et sans même se remarquer : Jauja démarre dans un monde où les liens sont déjà éclatés, sans unité et cohérence véritable. Visuellement, il met à mal la sensation de confort et les repères pour mieux laisser s'insinuer une ambiance poétique d'abandon. Sa mélancolie, surlignée par certaines lignes de texte de la jeune fille, fait écho à l'omniprésence de la Nature (la proximité avec les morses, la multitude d'éléments de décor naturels) qui n'est jamais regardée comme dangereuse mais plutôt comme désespérément enveloppante. Après la fuite de la jeune fille et durant l'errance de son père, Alonso n'utilise par exemple pas le désert argentin comme un élément oppressant de par son aridité. Les plans d'eau ou les ruisseaux sont régulièrement filmés, et on ne montre même pratiquement que les passages où Mortensen s'y abreuve, comme si la soif véritable de cet homme avait une origine bien autre que physique. La Nature de Jauja n'est pas un monstre positivement dangereux, et s'oppose plutôt au personnage avec passivité, ce qui ne le rend que plus petit encore. Puis cette errance désertique est également l'occasion de comprendre à quel point l'utilisation du format 4/3 est géniale. Alors que les westerns utilisent si souvent le cinemascope, ou au moins des formats assez larges, Jauja écrase l'image et réduit son champ, comme pris dans un étau. Incapable de voir au-delà, j'étais aussi perdu que le personnage, alors même que le film maintient une forte conscience du hors-champ et laisse donc supposer la présence de ce quelque chose d'inaccessible que Mortensen recherche, et dont on sent l'existence sans jamais pouvoir y accéder. Puis Alonso continue à jouer du placement de ses cadres, à filmer un même endroit selon des angles divers et à peine connectés, pour montrer l'immensité de la pampa sans prétendre que son regard peut tout en dévoiler et permettre de s'y créer des repères. L'harmonie visuelle se maintient à merveille, la transition entre des décors herbeux et d'autres plus rocailleux figurant sans fracture trop abrupte la plongée du personnage dans un abîme absurde dont on ne distingue même plus les contours. Et Alonso continue d'habiter le décor, encore une fois non pas par des animaux dangereux, des pièges naturels ou des ennemis aux aguets, mais plutôt par une présence diffuse et donc inidentifiable, qui navigue entre mythe et réalité grâce à l'impression de porosité que dégagent les bords du format "carré". On notera par exemple un clin d’œil à Apocalypse Now, avec cette évocation récurrente de "Zuluega", un militaire disparu et inquiétant aux motivations inconnues, pas sans rappeler le colonel Kurtz. C'est ainsi que Jauja devient, loin de se limiter à un nihilisme qui met nécessairement fin à tout mystère et s'avère souvent trop définitif, une fable sur la perte, traçant un monde qui semble pouvoir s'étirer très loin au-delà de la portée humaine. Et cette errance atteint son point d'orgue lors d'une séance crépusculaire ou Viggo Mortensen, parvenu au sommet d'un amas rocheux, semble avoir atteint le point final de toute quête ou de toute réflexion, sous des étoiles ni hospitalières ni hostiles, tout simplement inatteignables. La seule envolée musicale du film (très belle, au passage) vient alors signifier que son périple a atteint sa fin, et cette scène a cela de magnifique qu'elle se révèle la plus poétique du film alors même que le récit n'est pas fini, parce qu'elle désigne les limites de toute volonté humaine et se pose donc en barrière, une barrière sur laquelle repose concrètement toute la mélancolie dont nous pouvons faire preuve en contemplant sans le voir ce qui, au-delà, ne nous sera jamais permis et révélé. Si le voyage continue, il s'enfonce dans des voies métaphysiques à la 2001 : L'odyssée de l'espace, dont discuter serait sans doute trop refuser au film de sa complexité pour que je m'y livre. Si on y peut y faire plusieurs lectures, preuve que Lisandro Alonso a bien digéré l'influence de Kubrick et qu'il ne s'en sert pas comme d'un artifice poseur, cette conclusion témoigne à merveille de l'ampleur inattendue que peut déployer ce récit a priori plus modeste, et montre que Jauja touche du doigt une idée d'absolu. Idée que, comme le film nous le montre lui-même, on ne pourra jamais faire davantage qu'effleurer. Voilà en quoi, au final, Jauja se révèle comme un voyage subtil aux confins de la conscience et des limites humaines. Sacrément profond, bien qu'émotionnellement limité.