Avec Le Retour, Leviathan est incontestablement le meilleur film d'Andreï Zviaguintsev. On y retrouve d'ailleurs, comme dans le Lion d'or 2003, cette utilisation idoine de la force insondable des eaux (qui rappelle, comme tant d'autres éléments, Tarkovski dont Zviaguintsev est visiblement un adepte convaincu) dans une visée mystique. Celle-ci, dont j'aurais aimé qu'elle tienne une place encore plus centrale, aide à une relecture du livre de Job, mythe biblique de l'épreuve injuste, corrélée à ce que semble ici subir tout un peuple sous l'empire d'un régime pourri et plus largement, contraint par des forces supérieures et les grandes marées du temps - les teintes telluriques de la photo, sublimes, rappellent l'indifférence du Monde et sa redoutable force de destruction. Et dans ce cadre de bout du monde, hostile et inchangé, les hommes semblent subir, se désagréger petit à petit. Et qu'est-ce que c'est agréable, ce sentiment de petitesse et de beauté fatale, cette puissance transcendante qui parait nous décharger d'un poids, devant laquelle on n'a plus qu'à s'abandonner. J'aurais adoré que Leviathan ne soit que ça ; que contemplation résignée, que développement spirituel et chronique de l'impuissance. Mais voilà, comme toujours et c'est ce que je regrette à chaque fois, Zviaguintsev préfère rattacher au mysticisme qui fait le charme du grand cinéma russe des ponts théologiques marqués, rendant de fait la chair de ses plans plus humaine, mais moins puissante. Au contraire, la mystique de Tarkovski privilégiait l'aura, le mystère, et c'est ce qui la rendait si intense, si accaparante. Mais Zviaguintsev fait donc un choix différent pour s'atteler à des dissertations sociales plus mises en avant. Si on retrouve un peu de la misanthropie d'Elena, celle-ci est extrêmement adoucie (par un humour inédit dans la filmographie de l'auteur, notamment), et les faiblesses humaines sont d'ailleurs totalement amnistiées par la présence aliénante du Léviathan, qu'on peut d'ailleurs autant voir comme le monstre biblique que comme celui de Thomas Hobbes. A ceci près qu'ici, contrairement à chez le philosophe anglais, la puissance coercitive de l'Etat est détournée à des fins individuelles, dévoilées dans ce qui apparaît presque comme une démarche étiologique sur la Russie contemporaine. Une vraie richesse de lecture, donc, mise à disposition par une mise en scène toujours aussi rigoureuse, qui laisse le sentiment d'écrasement suinter de son sujet sans s'activer de manière épuisante à le rechercher constamment. En terme de plaisir immédiat, Leviathan n'est pas un mets quatre étoiles, mais il possède une belle tenue en bouche, et dévoile une richesse aromatique impressionnante dès lors qu'on laisse ses saveurs se décanter. Même si je pense que faire mieux était possible, au simple vu de cette affiche d'une titanesque puissance évocatrice, ce quatrième film d'Andreï Zviaguintsev manifeste clairement son appartenance au grands pans du septième art qu'aiment tant à dévoiler les cinéastes slaves.