Toni Erdmann fait le choix judicieux d’une esthétique de la bigarrure. C’est du burlesque filmé avec froideur, du désarroi filmé avec dérision et malice. Et le rire dans tout ça, de la mécanique plaquée sur du vivant mais qui réussit à stopper la mécanisation de l’humain, un rire à contre-emploi capable de renverser la vapeur et raccorder in extremis l’individu à ce fond de sensibilité essentiel à la vie. Le long métrage de Maren Ade travaille au corps la notion d’incommunicabilité, s’efforçant contre vents et marées de rétablir la connexion entre deux ensembles devenus distants : le père et la fille, la Roumanie et l’Allemagne, la carrière professionnelle et la vie privée. Aussi les langues ne cessent-elles de se croiser, les personnes de se rencontrer au gré des dîners et cocktails où l’on vient encostumé, cravaté, monté sur talons hauts, sans que cet entrelacs d’hétérogénéités ne débouche sur un ensemble. L’intrusion du père dynamite les bases creuses d’un édifice d’autant plus fragile qu’il est bâti sur des relations humaines évanescentes, fondant comme neige au soleil aussitôt que les rapports hiérarchiques viennent à se modifier ; elle rappelle à soi l’oiseau qui s’est perdu loin de son nid, l’enfant apatride qui cherche dans des tours de verre un lieu où prendre racine. Jusqu’à la mise à nu, le dévoilement, le raccord à soi. Des fausses dents, une perruque, un costume. Toni Erdmann croit au carnaval – qui occupe dans la culture allemande une place fondamentale – comme puissance de désintégration de l’ordre sociétal par la farce et puissance de réintégration de l’individu à la communauté dont il est issu. L’arrêt de bus, le vélo, autant de souvenirs qui n’en deviennent qu’une fois le temps passé. Car le film est aussi un grand film sur ce qui est à l’origine d’un souvenir, articulant disparitions et réminiscences au nom d’une mémoire signe et source de vie : les traditions roumaines sur le point de disparaître et que la farce revigore, le chien endormi au fond du jardin, la vieille femme enfin. Si le deuil est omniprésent ici, c’est son traitement burlesque qui le rend aussi original que bouleversant, preuve supplémentaire que le rire (de soi, des autres, de la situation) constitue l’arme absolue contre l’inertie de l’existence. Une œuvre immense.