Dans la pesanteur du climat actuel, Toni Erdmann s’affirme pleinement comme une solution, politique et cinématographique, en présentant une alternative : la quête d’un ailleurs non-géographique ancré dans la chair même des hommes. Si la mort est présente chez Maren Ade, elle ne l’est jamais de manière frontale. Elle se vit de loin, cachée dans un arrière-plan ou dans un cercueil en bois. La réalisatrice allemande a pour philosophie de se focaliser sur le vivant ou sur les marques, les souvenirs, qu’il laisse. L’individu ne pourra exister que s’il sort du réel, s’il assume ses lubies, ses à-côtés. De ce récit d’apprentissage d’un père (professeur de musique) à sa fille (femme d’affaires), Maren Ade ne fait pas une énième thérapie familiale. Elle l’utilise pour bousculer le réel, celui de ses personnages comme du nôtre ; à confronter, par la poésie de la simplicité, deux visions du monde, hédoniste et capitaliste. Il y a dans Toni Erdmann le retour à un humour primaire, de farces et attrapes, où le discours ne peut finalement passer que par des perruques mal ajustées, des fausses dents grotesques ou un coussin péteur.
Le déguisement joue justement un rôle paradoxal, cherchant en même temps à réduire le rapport à l’autre autant que le rapport à soi. Il marque le seuil d’un autre niveau de réalité duquel aurait été absent le personnage, l’environnement entrepreneurial d’Ines (Sandra Hüller, merveilleuse) autant que celui familial porté par son père, Wilfried (Peter Simonischek, éblouissant). Le long-métrage tire d’ailleurs son titre d’un des personnages créés par ce dernier donnant ainsi comme une existence propre au mensonge. Maren Ade prône une recherche du vrai – de la sensation, du souvenir – même s’il doit passer par des détours. Le personnage de Wilfried se présente comme un dérivé moderne d’un Docteur Jekyll et M. Hyde : il s’invente, de manière monstrueuse et grotesque, en dehors de sa réalité pour toucher celle des autres de l’intérieur. Il transforme son apparence pour faire triompher son univers poétique allant jusqu’à n’être qu’un amas de poils, une créature protectrice provenant de la mythologie bulgare. Le déguisement semble même acquérir une force pour celui qui le porte, diluant son présent (le tensiomètre donnant presque l’impression dans la scène d’ouverture d’être un gadget de plus) et assurant son souvenir (à l’instar de la grand-mère dont la vie tient dans une fantasque collection de chapeaux).
Le corps comme outil de transformation est à prendre au sens littéral dans le cas d’Ines. Elle doit ressentir les choses dans sa chair comme le montre ce qui pourrait n’être qu’un anecdotique énervement contre une masseuse pas assez efficace. Maren Ade cherche à jouer avec le corps même de son personnage pour montrer son inadéquation avec son propre environnement. L’incident où elle se heurte violemment le pied dans un canapé-lit est ainsi primordial, car il permet d’entamer un processus dans lequel ses propres tenues deviennent comme des déguisements interchangeables. Qu’elle change de chemisier tâché par son propre sang ou qu’elle retire ses talons à la fin d’une réunion, Ines libère son corps pour trouver dans l’essence même de sa nudité une deuxième naissance. Ses vêtements, symbole de son ascension, sont devenus comme une carapace qu’elle ne peut ni fermer ni enlever à l’image de la robe qu’elle essaye de porter pour son anniversaire. Dans une vision néo-féministe, elle prend pleinement possession de son corps dans une scène sexuelle, complètement désabusée, durant laquelle elle revendique de manière presque agressive une sexualité « autre » où elle désacralise son propre corps pour en faire un objet et réceptacle – par le sperme – de domination.
La force de Toni Erdmann est de toujours donner l’impression que les rebondissements sont le produit direct des personnages qui se ré-apprivoisent sans cesse leur espace pour créer des possibles. Le mensonge, ou plutôt le déguisement de la vérité, est alors la clé dans une société qui ne regarde plus les gens – personne ne remarquant véritablement le côté ubuesque du physique des identités de Wilfried –, mais seulement les titres devant se résumer sur une carte de visite – dont l’absence, elle, est constatée –. L’incorporation de Toni Erdmann dans le monde d’Ines n’aboutit qu’au dévoilement d’une réalité sombre, celle des conséquences du travail de cette dernière, symbolisée par le licenciement non-voulu d’un ouvrier, un peu négligeant sur sa sécurité, par Toni lors de la visite d’un chantier. Un aperçu qui trouve une résonnance dans le langage corporel de Wilfried qui ne peut s’empêcher d’avoir envie de déféquer. Un geste animal, en dehors des règles édictées par l’homme, qui le rapproche paradoxalement de l’humanité. Les mensonges loufoques de Wilfried n’ont pour finalité que la recherche d’un vrai véritable qui se retrouve dans cette maison au bord du chantier ou dans cette cérémonie pascale avec une famille roumaine qui décore des œufs à la cire.
Maren Ade propose également, en filigrane de cette relation père-fille, un acerbe discours politique statuant sur la distanciation entre le projet européen et sa réalité concrète sur le plan économique, social et culturel. La réalisatrice allemande fait de ses décideurs étrangers de la Roumanie de demain des êtres coincés dans une tour d’argent. Après avoir proposé l’externalisation de l’entreprise – soit des licenciements -, Ines regarde par la fenêtre découvrant ainsi une Roumanie scindée en deux par un mur avec d’un côté un pays miséreux et de l’autre cette enclave normalisée par Bruxelles. Néanmoins, l’appauvrissement est surtout culturel avec un pays arpenté par ses décisionnaires politiques et économiques uniquement à travers des hôtels, des réceptions ou des boîtes de nuit. Maren Ade dénonce surtout la perte d’une unicité culturelle de la Roumanie en reprenant les arguments capitalistes qui saluent le pays pour son « plus grand centre commercial d’Europe » plutôt que pour son Palais de Ceausescu et ses habitants pour leur culture internationale acquise à l’étranger. Le refus de participer à leur propre destruction des Roumains est alors la seule barrière possible d’un peuple qui ne sera, de toute manière, pas pris en compte.
Avec Toni Erdmann, Maren Ade offre une alternative. Elle prône le rire, qui affleure souvent, comme unique moyen d’expression valable à la vie humaine. Elle fait des écarts de ses personnages, de ses moments libérés d’une rationalité économique, les seuls dignes de générer du souvenir. Mais surtout, elle parvient à exorciser les démons d’un cinéma dit « social » qui ne jure que par le misérabilisme, à redire les conséquences sans prendre en compte le politique.