Ce film documentaire est une belle surprise. Le réalisateur est parvenu à radiographier quelque chose de l'état du moral de la France ces dernières années, entre l'élection de Sarkozy et celle de Hollande. De quoi s'agit-il ?
Le réalisateur Christian Blanchet revient à Avranches, en Normandie, la ville de sa jeunesse, où il va retrouver ses anciens amis de lycée, tous quinquagénaires, et aussi son grand frère et sa nièce, qui ont repris l'entreprise familiale alors que lui partait à Paris « faire du cinéma ». Il veut les interroger sur leur conception de la politique.
L'une des premières qualités de ce film est son imprévisibilité. Ça commence comme un récit biographique à la première personne (voix off, retour au pays, liens familiaux) pour évoluer vers le film-essai (extrait d'Ordet de Dreyer, cartons discursifs à la Godard), avant de s'effacer (la voix-off, attachante, disparaît pendant longtemps) dans l'enregistrement humble, patient et apparemment foutraque d'une parole multiple, celle de ce qu'il est convenu d'appeler « le peuple ».
Le réalisateur affiche honnêtement sa « couleur » au détour d'une scène et expose assez vite la conviction qui va servir de fil rouge au film : il ne faut PAS voter utile mais voter selon son idéal (car politique sans idéal n'est que ruine de l'âme, en gros). Il s'intéresse à comment les gens votent et surtout au sens qu'ils donnent à leur vote. La bonne nouvelle c'est que son regard et son écoute savent rester remarquablement neutres. Le film accueille tout le spectre politique des votants, de la gauche radicale à l'extrême droite jusqu'aux non-votants, et différentes générations, sans jamais stigmatiser ou contredire personne.
Autre force du film : au lieu d'empiler les micro-trottoirs de manière linéaire, le film adopte une forme fragmentée à l'extrême qu'un montage très réussi parvient à rendre organique. On perd le sens du temps, on ne sait pas vers quoi on va mais on se laisse porter et on comprend qu'il s'agit là d'une narration en spirale, les mêmes personnages et les mêmes lieux revenant, identiques et différents, le film se construisant selon un principe de variations (à quoi font directement écho celles de Bach utilisées dans la BO). Ce choix structurel permet au sens « d'infuser » et de maintenir l'intérêt éveillé, même si ce que disent les gens est souvent banal.
La richesse du film selon moi provient de l'entrecroisement de trois choses : d'abord la confirmation que les gens votent selon la classe socioprofessionnelle à laquelle ils appartiennent (voir le personnage tiraillé du frère « le cœur à gauche » mais votant systématiquement comme un patron de PME, par exemple). Sans surprise, il y a un déterminisme sociologique très bien montré par le film, et celui-ci est rarement pris en défaut.
Ensuite, le constat (un peu navrant) d'une permanence dans l'esprit des gens de la validité du clivage gauche-droite. Les gens se raccrochent encore à des oppositions historiques qui n'ont plus vraiment cours dans l'offre politique actuelle, ne voyant pas qu'elle a convergé vers un seul et même mode de gestion ultralibéral du capitalisme. Cela s'accompagne logiquement d'une absence de remise en cause la démocratie représentative, même si celle-ci les roule dans la farine à répétition avec ses promesses non tenues. Les gens n'y croient pas vraiment ou trouvent ça insatisfaisant mais ils continuent à aller voter ! Je songe à l'ex-instituteur, représentatif des classes moyennes, bien intentionnées mais pas décidées semble-t-il à tirer les conséquences qui s'imposent. Cela en dit long sur une certaine absence de lucidité concernant le système. Seul l'agent des télécom affaibli par la maladie m'a semblé regarder la réalité en face. Lui seul semble avoir compris dans le film que les exploiteurs ne comprennent que la force et que le rapport de force ne se créera pas par le vote mais dans la rue. L'aveuglement des autres n'en ressort que plus fortement. J'avoue avoir regretté ici que le film n'explore pas une piste plus spéculative avec les personnes filmées, plus analytique sur le faux-choix, plus radicale par rapport à son credo (croire en la politique est-ce voter ou informer les gens sur l'arnaque du vote ?). Mais ça aurait été un autre film.
Enfin, le réalisateur nous montre une préoccupante absence de combativité des classes populaires (ignorantes, passives, prises dans des routines mentales ou résignées, bouffées par leur difficile survie matérielle ou encore intellectuellement domestiquées, cf l'ouvrier qui ne peut pas concevoir un monde sans patrons). Certes Christian Blanchet filme brièvement des manifs et des revendications, mais cela ne fait pas le poids face à une séquence comme celle de la pause-déjeuner des ouvriers vers la fin du film. Cette frappante séquence, outre le fait de donner la parole à des ouvriers (ce qui est exceptionnel, voire inexistant dans les médias), montre mieux que de longs discours pourquoi un Jean-Luc Mélenchon et le FdG ne parviennent pas à accrocher plus que ça sur la classe ouvrière. Personnellement, alors que tout le film est remarquablement pondéré dans ses émotions, j'ai trouvé que cette scène ancrait finalement J'ai pas changé de bord du côté d'un certain pessimisme quant à la préparation des esprits pour changer en profondeur le système actuel ; un peu comme si une bande de pouilleux désorganisés, sous-entraînés, sous-équipés et pas motivés devaient faire face à l'armée romaine quoi.
La fin apporte une note d'espoir néanmoins et m'a ému, avec le retour surprenant de la voix-off et l'arrivée d'une musique rock évoquée à plusieurs reprises. Ce symbole de leur jeunesse, et sans doute d'un espoir d'émancipation pour cette génération, vient « réhabiliter » symboliquement le sans-grade. Contre le mépris de classe et contre la soumission de ceux qui en sont les victimes, cette fin nous montre qu'on peut être pauvre, marginal et précaire - un moins que rien aux yeux de la société (qui ne respecte que le fric, c'est bien connu !) - et être capable de créer de la beauté. Je n'en dis pas plus.
Ce film tour à tour à tour émouvant, profond et drôle (oui) est à voir !