Dénoncer le mariage forcé est une bonne chose et sur le fond, il n'y a rien à redire au film. En revanche, sur la forme, "14 millions de cris" parvient à être aussi choquant que ce qu'il est censé dénoncer ! C'est dire son indigence... On constate au fur et à mesure que l'ensemble des choix artistiques est à côté de la plaque : le noir et blanc, les dialogues ridicules, la façon de filmer au plus près des personnages, caméra à l'épaule, et surtout le milieu dans lequel ils vivent, totalement représentatif de la bourgeoisie parisianiste et qui servait déjà de cadre à "LOL (Laughing Out Loud)", ce qui les rend immédiatement antipathiques. D'ailleurs, si le court-métrage cherche à dénoncer la déshumanisation des gamines lorsque elles sont confrontées au mariage forcé, pourquoi mettre en scène l'une de ces filles-objets hypersexualisée, digne des concours de mini-Miss ? On voit bien l'intention de Lisa Azuelos, à savoir faire intervenir une pratique immonde dans un monde qu'elle considère comme idéal afin de souligner le décalage entre les deux, mais ce milieu prétendument parfait, c'est le Paris superficiel qui ne fait lui-même qu'encourager la réification et l'uniformisation des individus, autrement dit un comble ! Mais là où "14 millions de cris" devient vraiment atterrant, c'est quand il se transforme en clip nauséabond, esthétisant à outrance la souffrance de la jeune fille. Inutile d'évoquer la musique, soupe affreuse destinée à coller à l'air du temps, la mise en scène est suffisamment éloquente pour caractériser l'abjection du film : ralentis, travellings, zoom sur une poupée tombant des mains de l'enfant, soit une esthétique publicitaire du plus mauvais goût. Soyons clair, je n'ai jamais vraiment été convaincu par la théorie du travelling de "Kapo" : pour moi, il n'y a aucun mal à esthétiser un événement qui serait abject s'il avait lieu dans la vie réelle. La sobriété, le poids des mots ou la sublimation de la beauté sont autant de choix qui, je pense, peuvent être utilisés quand il s'agit de montrer l'horreur ; dans les trois cas, l'effet peut être réussi ou raté mais je ne conteste pas leur utilisation. Un crime, aussi affreux et choquant soit-il, peut rencontrer une véritable valeur artistique s'il est montré avec un souci d'esthétisme et dénoncer tout autant son exécution, ce qui indique que la morale n'est en rien opposée à la beauté.
Cependant, ici, la morale semble être bien remise en cause. En effet, si "14 millions de cris" est un court-métrage, donc possède une supposée valeur artistique, il fait aussi partie d'une campagne visant explicitement à dénoncer le mariage forcé, or on est vraiment dans un excès insupportable d'esthétisation qui va à contre-courant de cet engagement. Dans le même genre, "College Boy", le clip qu'avait réalisé Xavier Dolan pour Indochine, était bien plus réussi, car si lui aussi esthétisait fortement la souffrance, celle-ci était tellement dans l'excès, avec des situations totalement improbables et dystopiques, qu'on finissait vraiment par ressentir l'injustice du bizutage. Ici, Azuelos fait de la souffrance qu'éprouve la jeune fille presque quelque chose de supportable, voire consensuel, à tel point qu'on a l'impression que la situation de mariage forcé l'amuse – or il est évident que ce n'est pas le cas. Il est aussi évident qu'elle ne pensait pas à mal et qu'elle croit sincèrement en la légitimité de ce combat, mais elle n'a probablement pas conscience non plus du ridicule de ces images ou du rejet qu'elles peuvent susciter, et non pas à cause de ce qu'elles montrent. Si on en arrive au point où il faut poser une chanson sirupeuse sur des images clipesques pour dénoncer quelque chose, c'est qu'il y a à la fois un dérèglement chez les personnes ciblées, puisqu'elles ont besoin que les choses affreuses qui se déroulent dans le monde leur soient montrées sous une forme à laquelle elles sont habituées pour prendre conscience de leur horreur, mais aussi dans l'évaluation cinématographique. Le septième art est en effet de plus en plus gangrené par la publicité ou le clip ; ce n'est bien sûr pas toujours un mal mais cela montre tout de même la prééminence de l'aspect mercantile dans la société, et souvent au détriment de la culture. Mais quand les campagnes engagées empruntent aussi ce chemin, on ressent d'autant plus fermement le fossé culturel en train de s'établir : les gens crient au génie pour un film aussi insignifiant que celui-ci alors qu'ils ne sont en vérité que touché par son propos – et ils ont raison de l'être, mais le fait qu'ils imputent la réussite de ce film à la seule légitimité de l'intention de la réalisatrice montre l'oubli de ce qu'est la mise en scène, ou tout simplement le beau. Darren Aronofsky, qui avait lui aussi réalisé une campagne de publicité contre l'addiction à la drogue – mais qui n'avait pas la prétention de considérer ses spots comme des œuvres à part entière –, avait misé sur la sobriété et obtenu quelque chose de bien plus percutant. Alors oui, le mariage forcé est un scandale, mais "14 millions de cris" en est un autre.