Pierre Jolivet revendique haut et fort son appartenance au film de genre à connotation sociale, s'inscrivant dans la lignée de réalisateurs américains tels Paul Schrader ("Blue Collar" en 1978), Richard Mulligan ("Les chaînes du sang" en 1976) ou Martin Ritt ("Norma Rae" en 1979) qui puisent leurs sources dans les mutations du monde du travail. On peut penser aussi le concernant au cinéma de Ken Loach ou Mike Leigh ou encore plus proche à celui de Lucas Belvaux ("La raison du plus faible" en 2006) même si son esthétique le rapproche plus des cinéastes américains précités. Selon lui, Franck, (Oliver Gourmet) le gardien de nuit de "Jamais de la vie", serait le même personnage, qui du Daniel (François Cluzet) de "Force majeure" (1989) au chômeur fataliste (Vincent Lindon) de "Fred" (1997) serait parvenu brisé, à une phase différente de sa vie. Âgé de 52 ans, ancien syndicaliste très durement marginalisé après un grave conflit (connexion évidente avec "Fred") qui l'a fait plonger tant au niveau affectif que professionnel, Franck traine sa carcasse devenue lourde et un peu rouillée dans cette cité de la banlieue parisienne où il est désormais un travailleur pauvre que son salaire suffit juste à mal loger et à nourrir. Seul luxe dans cette vie sans autre horizon que celui des barres d'HLM et des tronçons autoroutiers qui mènent à Paris, une petite voiture télécommandée que pensif il regarde tourner la nuit sur le parking de l'hypermarché qu'il garde sous contrat CDD. L'alcool est bien sûr la compagne anesthésiante de ces journées qui s'enchaînent à rythme décalé. Franck n'est pourtant pas un exclu de la société, un CDI l'attend, mais force est de constater que depuis la fin des Trente Glorieuses, le chômage structurel qui ne baisse jamais réellement a favorisé la résurgence d'un lumpenprolétariat que l'on imaginait disparu à jamais. La mondialisation a encore accru le phénomène, donnant des ailes à un patronat qui sent bien que les classes populaires fragilisées et désunies sont prêtes à accepter un abandon progressif de tous les acquis sociaux des luttes ouvrières du XXème siècle. Franck s'est battu avec ardeur contre ce fatalisme et il en a payé le prix fort. Aujourd'hui il est un peu comme
la chèvre de Monsieur Seguin qui dans une nuit provençale mena un combat perdu d'avance. Au bureau d'aide sociale, il découvre horrifié qu'il lui faudra travailler jusqu'à 70 ans pour continuer à survivre jusqu'à l'hospice et que la conseillère qui lui fait face (Valérie Bonneton) est dans une situation presque pire que la sienne alors qu'elle tente encore de donner le change pour ne pas sombrer complètement. Comme Travis Bickle dans "Taxi Driver", Franck en vient à penser que si sa vie peut encore avoir un sens ou une valeur s'est peut-être dans le sacrifice qu'elle les trouvera
. La trame policière volontairement épurée par Jolivet sert de prétexte au constat terrible mis sous nos yeux. Alors que jamais les sociétés occidentales n'ont été aussi riches, elles sont de moins en moins solidaires du haut vers le bas, prônant hardiment le partage au sein d'une même classe. Sont ainsi encouragés souvent sous prétextes fallacieux (écologie, convivialité,...) la colocation, le covoiturage, les achats groupés et moult innovations via le net sous le sigle "uber". Dans ce monde du partage et de l'occasion, les foires à tout sont devenues le loisir du week-end. La solution idéale dans un monde où les ressources se font plus rares serait sans doute que certains fassent don de leur misérable vie pour offrir une seconde chance à un autre misérable qui espère encore, selon une sorte de darwinisme social poussé à son extrême. C'est ce que va expérimenter Franck arrivé au bout de sa route. L'humaniste vigilant et actif qu'est Pierre Jolivet ne peut que se révolter contre ce qu'il voit se mettre en place imperceptiblement avec la complicité des politiques de tous bords qui ne semblent plus capables que de trouver des patronymes lénifiants aux enjeux qu'ils ont depuis longtemps renoncer à relever. Il ne fallait donc pas compter sur lui pour pousser trop en avant l'intrigue policière qui aurait pu détourner notre regard de celui perdu dans le vague de l'immense Olivier Gourmet que sa caméra ne quitte jamais. Car "Jamais de la vie" est bien le film de deux hommes tant on imagine mal qui d'autre que l'acteur belge au diapason du réalisateur aurait pu imprimer autant de détresse contenue à cet idéaliste qui a vu ses illusions se fracasser contre le mur de l'argent et de l'indifférence. Sûr que tout le monde n'y trouvera pas son compte, certains reprochant à Jolivet de verser dans le documentaire non assumé. Mais comme les films de Loach et Leigh ont témoigné des dégâts du thatchérisme, ceux de Jolivet, de Brizé ou de Belvaux illustreront son prolongement par ceux-là même qui l'avaient dénoncé.