On a coutume de penser que chaque film est à part. En ce qui concerne Steven Spielberg, c'est une certitude. Avec West Side Story, le réalisateur légendaire signe son deuxième remake en 50 ans de carrière. Pentagon Papers ou Ready Player One constituaient autant de preuves de son éclectisme que de mises en garde adaptées à cette période troublée, alors on voyait mal ce que venait faire la relecture d'un classique là-dedans. À l'issue de la projection, la sanction est sans appel : on a vraiment mal regardé.
Soixante ans séparent l'original de cette nouvelle version, et le terme est approprié. Pas de réactualisation, on est bien de retour dans les années 60. Cependant, le plan d'ouverture (majestueux) n'est plus une plongée sur la ville de New York mais sur les ruines d'une ville en pleine mutation. C'est au milieu de le quartier de l'Upper West Side que va se jouer le conflit entre deux gangs, alors que la gentrification grignote de plus en plus de leur territoire. Frontières, barrières, murs ; qu'elles soient réelles ou métaphoriques, il ne sera question que de ça chez Spielberg. Ce qui était jadis une toile de fond est aujourd'hui propulsé aux premières loges. À défaut de réinventer l'idylle entre ce Roméo & Juliette des ghettos, le metteur en scène a perçu l'angle sociologique qui ferait la différence. Et la pertinence.
En lieu et place de plans statiques qui sublimaient les chorégraphies en 1961, la mise en scène projette son spectateur au milieu de ballets enchantés ou de batailles enfiévrées. On tourne, on swingue, on stresse, on se laisse emporter par l'effervescence. La maestria cinétique épouse le tempo et les danses jusqu'à ce qu'on en ressorte étourdi. Il faut les voir, se disputer leur zones, prêts à tout pour défendre la limite qui les sépare de leurs semblables. Tant qu'ils valsent, cela ressemble à une compétition dont on mesure la futilité, presque avec gourmandise. Cette limite se réduit tout à coup à une cage d'escalier entre deux amoureux, et là cela devient juste tragique. Ensuite, la ligne de séparation entre les êtres prendra la forme d'un étage, d'un pont ou d'une prison. La caméra de Spielberg s'adapte constamment des espaces dans lesquels elle doit composer et s'en amuse. C'est un délice qui ne détourne jamais l'attention sur ce qu'il raconte en creux.
Proche de l'original ? Oui mais pas tant. Dans les grandes lignes, on a rigoureusement la même histoire. Si je confesse volontiers avoir un peu moins d'intérêt pour le très beau couple Ansel Elgort/Rachel Zegler, c'est parce que West Side Story a quelques belles surprises en réserve.
Elles prennent la forme d'une construction plus fluide que l'original, avec des numéros intercalés ou repensés pour améliorer la narration. En sus, une poignée de seconds-rôles sont étoffés, ce qui améliore d'autant l'intrigue. J'en veux pour preuve le personnage de Riff (Mike Faist, parfait) qui est considérablement durci, quand celui de Chino gagne quelques couleurs. Mais pour en prendre plein les mirettes, cherchez les femmes. Pour les hommes, le bilan est blafard, guttural. Ce sont elles qui offrent les ambiances les plus solaires, les plus galvanisantes. Le cœur palpitant du long-métrage, une héroïne le fait battre : Anita.
Dans la frénésie ou le chagrin, Ariana deBose embrase littéralement le film à chacune de ses apparitions. Sur le terrai de l'émotion, sa performance n'a d'égale que celle de Rita Moreno...qui interprétait Anita dans l'adaptation précédente. Rappelée pour interpréter l'équivalent de Doc (un tenancier humaniste), l'actrice bientôt nonagénaire est à l'origine d'un des moments les plus poignants de ce remake. Enfin, le film trace un joli parallèle entre les barrières dressées au niveau racial, culturel et également identitaire, au travers d'Anybodys, protagoniste transgenre nettement plus présent. Un progressiste de toujours comme Spielberg ne pouvaient que s'enticher de telles figures pour faire passer son appel à faire tomber les murs entre ses compatriotes pour apprendre les uns des autres (la langue joue un vrai rôle dans cette version). Comment refuser ?
Ça peut paraître hâtif d'en rester là, sans s'étaler sur la totale réussite de cette réorchestration proposée par David Newman des morceaux immortalisés chez Leonard Bernstein. Ou s'étendre sur la perfection absolue de la photographie signée Janusz Kamiński, partenaire historique de Spielberg. Mais une fois qu'on a dit que tous les départements ont fait des merveilles à tout point de vue, que reste-t-il à dire ? West Side Story est un double triomphe : un hommage bouleversant, une reprise époustouflante. On ne retrouve pas l'original, on le redécouvre.