« Captain Fantastic » a ouvert la compétition de ce 42ème Festival du cinéma américain de Deauville d’une bien belle façon. Après deux heures de balade sur la palette des émotions, c’est avec un enthousiasme réel que la salle toute entière s’est levée pour applaudir Matt Ross : le ton est donné et les autres films en lice auront fort à faire pour dépasser une telle réalisation !
« Le but de l’éducation, c’est de montrer aux gens comment apprendre d’eux-mêmes les choses. L’autre concept de l’éducation, c’est l’endoctrinement ». Cette citation de Noam Chomsky est l’essence même de ce que Ben, père de famille engagé, veut transmettre à ses enfants. Référence absolue du personnage, il fait de ce libre penseur un guide, une référence pour mener à bien l’éducation humaniste qu’il a choisie pour sa famille.
En effet, Ben et sa femme, ont décidé de vivre à l’écart de notre société. Installés dans les bois du Nord des USA, ils mènent, avec leurs six enfants, un mode de vie en autarcie où la culture physique et idéologique ont une place prédominante. Bien décidé à en faire des « philosophes rois », Ben met en place un programme éducatif exigeant, les formant à faire face à un capitalisme frénétique et une société de surconsommation dictatoriale. Il ne laisse aucune place à une infantilisation inutile (à quoi bon préserver les enfants du monde violent s’ils ne sont pas armés pour le contrer?) et décide de tout dire à sa famille. Il veut faire d’eux des individus uniques (leurs prénoms très originaux en est d’ailleurs la preuve), ainsi, jeunes comme moins jeunes développent un esprit critique et peuvent exprimer leurs points de vue, leurs intuitions, leurs savoirs en toute liberté.
Ce choc des cultures a l’intelligence de chercher le dialogue, même lorsque les membres de la famille s’opposent, et ce, afin de comprendre le point de vue de chacun. Et si les mots manquent, le non verbal est aussi considéré comme langage à part entière. Seule la musique, (qui prend une place importante dans la dimension éducative ET récréative de la famille) semble pouvoir faire l’objet d’improvisation, de lâcher prise et cède place à des moments de joie, de partage sans raisonnement théorique.
Malgré tout, le choix éducatif de Ben a ses faiblesses : n’y a –t- il pas un moment pour tout ? Doit-on tout dire à des enfants ? Le temps de l’insouciance ne doit-il pas précéder le monde des adultes ? A cette éducation pourtant belle, il manque l’essentiel : l’école de la vie.
C’est d’ailleurs ce que ne cessera de rappeler la famille de sa femme, qui voit dans cette philosophie quotidienne, les limites de la socialisation
. Comment feront-ils lorsqu’ils intégreront la société « moderne » ? Ne seront-ils pas des « handicapés sociaux » bien pensants mais en décalage total avec la réalité ? Le point de vue de la famille de Ben met en exergue une critique de la société américaine : sa surconsommation, le surpoids de sa population, son manque d’intérêt pour la constitution, ses droits et ses devoirs, la perte d’identité de chacun. Jamais ce sujet n’aura été traité avec autant d’audace, de force et de beauté au cinéma !
Le spectateur se place d’ailleurs au centre de la famille, devenant par ce fait, un acteur de sa propre perception cinématographique, on les accompagne au plus près dans leur quotidien et on se place au dessus de ces personnages dans l’espoir de les voir trouver un équilibre, un juste milieu…
La réalisation efficace, nous prend d’emblée et nous entraîne durant près de deux heures dans un univers bien pensé avec un scénario original qui ne parviendra jamais à s’essouffler. Oscillant entre humour et réflexion, Matt Ross nous cueille au plus profond de nous et offre un instant de cinéma qui nous marquera longtemps encore. En plus d’être un des acteurs vedettes de la série « Silicon Valley » ( ou d’être à l’affiche de films tels que « Aviator », « Good night and good luck » ou « American Psycho ») c’est aussi un réalisateur modeste et très à l’écoute de son public. Avec « Captain fantastic » il signe un quatrième film superbe qui magnifie la nature (au point d’en faire presque un personnage à part entière) et ses acteurs sur un fond de bande originale totalement raccord avec les émotions qui les animent.
Justement, attardons-nous un moment sur ces acteurs, tous convaincants, qui offrent un jeu juste, interprété avec force et conviction. A commencer par les plus jeunes : Charlie Shotwell et Shree Crooks, tout simplement incroyables ! Tous jeunes et pourtant déjà si talentueux, ces deux acteurs en herbe ne le sont déjà plus et nous offrent plusieurs moments d’anthologie ! Les plus âgés ne sont pas en reste puisque Annalise Baso, Samantha Isler et Nicholas Hamilton s’accordent au diapason de ces formidables interprétations ! Enfin, George MacKay, qui joue Bodevan le frère aîné, vient faire le lien entre l’enfance, l’adolescence et le monde des adultes en soutenant son père dans ses choix ou défendant l’opinion et les intérêts de tous lorsque c’est nécessaire. Même le casting secondaire (on pense notamment à Frank Langella ou Kathryn Han) vient s’aligner avec une précision de jeu telle que l’on entre dans leur vie sans jamais penser que nous sommes finalement immergés dans une fiction.
Enfin, Viggo Mortensen, grand acteur de notre temps, nous offre un jeu incroyablement vrai et dirige toute cette petite famille à la baguette (de roseau) de main de maître. Cette tribu atypique, soudée dans le malheur comme dans le choix de vie, est le reflet d’une équipe de film complice et totalement investie.
« Captain Fantastic » est sur les lèvres de tous les festivaliers de Deauville tant il a su les toucher en plein cœur. Sa thématique, sa réalisation, son interprétation font de ce film un des favoris de la compétition et un must de cette année 2016 !