Les Secrets des Autres, présenté à Cannes dans la sélection parallèle de l’ACID, aurait pu n’être qu’un énième ersatz du cinéma indépendant américain tant il en concentre les principales caractéristiques : le récit choral d’une famille dysfonctionnelle endeuillée. Cependant, Patrick Wang ne prend avec ce deuxième long-métrage ni la voie habituelle de la satire déshumanisée – se targuant d’un réalisme clinique – sur la middle-class américaine ni celle contraire du lyrisme cynique – se targuant d’être cocasse par des personnages haut en couleur – qui amène les personnages à étaler leurs sentiments. Le cinéaste américain s’engage dans une troisième voie, celle de cinéastes comme Andrew Haigh ou Ira Sachs, qui consiste à faire affleurer aux confins de la réalité une poésie du quotidien. Il ne cherche pas à retranscrire une temporalité exacte ou à faire de ses personnages des stéréotypes émotionnels mais seulement à capter une réalité émotionnelle en s’intéressant aux liens sociaux ou communicationnels qui unissent les personnages.
En adaptant le roman The Grief of Others de Leah Hager Cohen, Patrick Wang choisit de ne pas traiter le deuil comme une violence physique omniprésente. Il s’oppose alors à tout un pan du cinéma américain qui privilégie le mélodrame pour offrir aux acteurs et aux spectateurs des performances à Oscars à coup de rage ou de larmes. Ici, le deuil est vu dans un sens plus large. Ce n’est pas uniquement celui d’un être – élément central du film – mais plutôt tous ses deuils, petits ou grands, qui en découlent : celui de l’insouciance de sa jeunesse, de la confiance placée en autrui, de ses rêves et de ses ambitions. Le cinéma de Wang est un cinéma de la douceur. Un cinéma qui prend le temps de regarder les changements presque imperceptibles de ses personnages pour en faire un paysage d’émotions, de regards ou de paroles qui s’entrechoquent.
Wang est véritablement intéressé par l’incommunicabilité des êtres, le paradoxal silence au moment d’un raz-de-marée émotionnel qu’est la perte d’un enfant. Chaque personnage devient alors une possibilité, plus ou moins bonne sur le plan psychologique, de dépasser son mutisme : le père boit, la mère s’absente, le fils se renferme, la fille sèche l’école. Seul le personnage de Jessica (Sonya Haroum), fille issue d’un premier mariage, tente de réinstaurer un dialogue. Elle lie les membres de cette famille en délitement, « On dirait que personne ne vit sur la même planète », en les forçant inconsciemment par sa présence à jouer à nouveau à être une famille. « Il y a de la souffrance dans ce film, mais j’ai tenté de faire en sorte qu’elle mérite d’être vécue » annonce Patrick Wang montrant ainsi que la force de son œuvre est de refuser le misérabilisme et de donner une dimension quasi-chrétienne à cette famille-martyr.
Avec Les Secrets des Autres, le spectateur est plongé dans un cinéma profondément intimiste qui triomphe par un savant brouillage entre la psyché personnelle de ses personnages et la réalité objective. Patrick Wang impose alors à son récit une temporalité cérébrale avec des répétitions, des sauts dans le temps, des retours en arrière. Faisant de l’ellipse une arme scénaristique et visuelle, il plonge le spectateur au cœur même de la conscience de ses personnages. Les scènes résonnent entre elles, s’entrechoquent ou se désavouent pour suivre au plus près les souvenirs épars des différents membres de la famille. Il enchevêtre même plusieurs temporalités par des surimpressions sonores comme lorsque le fils, Paul (Jeremy Shinder), pense à des souvenirs avec sa demi-sœur. Le cinéaste filme en plan fixe son acteur assis sur son lit tout en offrant au spectateur la bande-son de ce souvenir.
Il y a chez Patrick Wang une audace visuelle que trop peu de cinéastes osent encore. Par ses surimpressions sonores ou visuelles – la poésie sublime de la dernière séquence –, il fait de l’image même un médium scénaristique. Il privilégie le plan fixe pour donner à ses personnages le temps de s’épanouir dans le cadre (voire de le quitter) et de se révéler par leurs actions ou non-actions. Il y a dans ce procédé une croyance en l’invisible, en l’hors-champ, qui rejoint la dimension religieuse de son récit mais aussi la croyance en un cinéma subjectif faisant fi de tout didactisme. Le cinéaste préfère suggérer par le biais d’un symbolisme et un goût prononcé pour le cadre comme le visage d’une femme enfermée dans un rétroviseur ou un intriguant plan de biais dans un escalier. Il montre ainsi les hors-champs du scénario, ces angles morts de l’existence.
Poète de l’image, Patrick Wang fait des dioramas du père Gordie une sorte de manifeste de son propre cinéma. Un cinéma qui tient sa poésie du bricolage minutieux de son artiste et de « son manque d’ambition commerciale » – comme le loue une amie travaillant dans l’art au sujet des dioramas – avec le choix de cette image granuleuse et lumineuse du 16 mm –. Celui présentant un tour de magie où une femme se fait couper en deux devient alors la miniature d’une œuvre manifeste sur le droit des femmes à disposer de leur corps. Tout comme Gordie, le spectateur se penche comme sur un berceau pour regarder avec les mêmes yeux bienveillants que Wang le destin de cette famille surmontant l’indicible.