Pour mettre en scène l’injustice essuyée par Richard Jewell, Clint Eastwood commence par juxtaposer les fils narratifs qu’il croisera à mesure que l’enquête se resserrera sur l’innocent : de brèves scènes introduisent les personnages et orchestrent une polyphonie de prime abord déconcertante, confuse du fait de l’éclatement des voix qui ne se rassemblent pas. Mais c’est sans compter sur le talent du cinéaste pour non seulement faire converger des trajectoires opposées, surtout pour placer cette convergence sous le signe de la destruction d’une renommée, de l’entachement d’une réputation. L’attentat à la bombe, une fois exécuté, n’a de cesse de se répercuter sous des formes plus insidieuses : des flashs, ceux mémoriels de cette nuit 1996 dont surnagent quelques images, quelques séquences, ceux des journalistes qui construisent une vérité – la vérité qui les arrange, qui fait sensation – à partir des faits ou de leur absence. Le film se compose ainsi d’une explosion différée, plutôt rejouée ad nauseam pendant deux heures, une explosion qui quitte son ancrage strictement physique pour venir frapper une famille et leur avocat (ainsi que la femme qui deviendra sa compagne), encore et encore. Une explosion médiatique que Clint Eastwood condamne avec une virulence mordante, quitte à relayer au second plan la traque du véritable bourreau. Le temps du film est double, à la fois suspendu puisque l'innocence de Jewell est connue, et pourtant effréné : interrogatoires, perquisition, campagnes de calomnies, persécution devant son domicile. Ce qui intéresse le cinéaste, c’est de réhabiliter le héros injustement bafoué tout en questionnant la fragilité de ce statut de héros dans une société gavée par l’image que fabriquent les médias. Le portrait à charge que le cinéaste brosse de la journaliste tend vers l’allégorie d’une profession qui se nourrit des scandales, encline donc à convertir des hypothèses en révélations coup de poing susceptibles d’accroître la vente de leurs journaux et, par la même occasion, leur renommée. Contre l’image, Eastwood filme un corps pris dans artifices : les flics jouent avec la naïveté de Jewell qu’ils sous-estiment grandement, l’avocat est contraint de quitter sa fainéantise brumeuse pour défendre son client, les journalistes soudoient, interprètent des rôles de composition appris par cœur. Seul Richard ne joue pas : on ne le fait pas taire, on résorbe difficilement ses prises de décision, on n’étouffe pas son honnête franchise. Il est un corps, massif, imposant, véritable. La lutte qu’il mène, d’ailleurs, le tiraille entre deux rapports au monde : un rapport au monde virtuel, celui d’une fonction qu’il ne parvient pas à occuper et dont témoigne un jeu d’arcades puis une photographie soigneusement encadrée ; un rapport au monde véridique, celui du héros prêt à sacrifier sa vie pour sauver celle des autres. D’où cette clausule en deux temps : d’abord un plan qui balaie la maison de la mère de Richard avant de s’achever sur ladite photographie ; enfin, une séquence au commissariat, après ellipse de plusieurs années, où notre héros est policier à part entière. La photo ne suffit pas, il faut que Richard intervienne pour changer la fiction en réalité. À ses yeux l’engagement ne saurait se passer de concrétude, et c’est là tout l’acte de foi que Clint Eastwood place en l’individu américain : sillonner une route au volant de son pick-up pour transporter de la drogue, signaler un colis suspect pour éviter le massacre. Deux trajectoires axiologiquement opposées mais qui interrogent de la même manière le dévoiement de la justice et son nécessaire rétablissement après avoir expérimenté le chaos (de l’argent facile, des cartes de drogue ou des médias). L’individu américain, ou comment concilier sa loi – celle que l’on se forge à partir de ses ambitions, de ses projets, de ses désillusions – à la loi du gouvernement. Agir, la justice en horizon. Le Cas Richard Jewell offre un brillant contrepoint à La Mule tout en prolongeant la réflexion chère à la filmographie du cinéaste sur la notion de héros contemporain. Un très grand moment de cinéma servi par d’excellents acteurs, Paul Walter Hauser en tête.