Loin des sujets sérieux et réalistes qui lui ont valu, par deux fois, le Grand Prix du jury à Cannes pour Gomorra (2008) et Reality (2012), Matteo Garrone s’aventure dans un genre qui touche tout à la fois au fantastique et à la critique d’attitudes bien actuelles. Il s’attaque à une adaptation du fastueux Conte des Contes, écrit vers 1625 par Giambattista Basile. Avec malice, il nous transporte dans un monde médiéval teinté de Renaissance où l'on croise des rois, des reines, un ogre, des princesses et des sorcières. Evidemment, ce type de film n’est pas fait pour plaire aux critiques du microcosme parisien qui hante les pince-fesses de Cannes. Leur esprit étroitement cartésien ne peut voir que derrière une apparence d’histoire enfantine se dessine une vision très affutée sur les éternels désirs des hommes et des femmes, désirs inchangés au cours des siècles, et que par-là, préfigurant Grimm, Perrault et Andersen, Basile décline, au travers de nos turpides, fantasmes et autres vanités telles nos passions égoïstes, l’illusion du jeunisme, la fringale érotique, la soif d’enfant et autres obsessions qui ravagent bien des esprits.
Usant de mouvements de caméra élaborés, nous plongeant dans de splendides décors alambiqués et particulièrement léchés, offrant une image superbe, ne se cachant pas pour citer Lynch, Jodorowsky, Greenaway ou Pasolini, le réalisateur nous montre des êtres de chair aux prises avec le merveilleux et les sortilèges. Il allie originalité du sujet et ambition littéraire. A l’ineffable beauté esthétique, il ajoute un onirisme éclatant. Il ouvre un théâtre de l’excès où se bousculent fantasme et réalité, où les masques sont enlevés. On entre avec des saltimbanques dans une commedia del arte qui nous promène d’un royaume à l’autre sur les chemins de l'extraordinaire. Garrone invente pour nous un bestiaire époustouflant. Ainsi la puce qu'un roi nourrit tant qu'elle en devient gigantesque. Et cette puce, il l'aime plus que sa fille et refuse de la voir grandir. Ainsi le monstre marin que tue, revêtu une tenue de scaphandrier, le roi pour rendre sa femme fertile. Dans chaque aventure, les héros sont face à des forces obscures, des sortilèges horribles qu’ils ont eux-mêmes libérés. Cet univers issu de nos songes et de nos hallucinations est comme une illusion, fragile et beau. Alors, pour déguster ce film, le réalisateur demande au spectateur de faire preuve d’attention, d’imagination, d’inventivité et de réflexion. Il doit tout replacer au sein d'une mise en images distante et grandiose. Il lui faut creuser des pistes, rechercher des interprétations. C’est fatigant, c’est excellent. Il nous explique l’insaisissable mystère du temps, deux grossesses commencent et s'achèvent en une nuit, une reine-mante religieuse tombe en poussière. Il nous enseigne que bonne ou mauvaise, la magie ne fait que passer Il nous montre que nos désirs sont parfois si impérieux qu'ils peuvent en devenir monstrueux.
A mi-chemin du livre d’images pour adultes et de l’essai de ciné-club, cette œuvre étrange est un plaisir des sens. Acta est fabula.