Denis Villeneuve surprend une nouvelle fois avec ce film de SF introspectif et rêveur, loin des canons du genre. S’éloignant audacieusement du spectaculaire auquel son sujet pouvait prétendre, le cinéaste canadien se détourne des cieux étoilés pour rester à hauteur d’homme et suivre l’épopée intérieure d’une femme confronté à un questionnement existentielle profond. Certes, le cinéaste sait créer une atmosphère de mystère et de tension sourde avec la présence muette du vaisseau extra-terrestre en lévitation, comme un point d’interrogation dans le ciel (qui fait immanquablement penser au monolithe de 2001, façon d’assumer cette illustre paternité) et la rencontre avec ses occupants, vécue comme une expérience tellurique proche du mythique (on pense à la Caverne de Platon autant qu’au Labyrinthe de Minos). Toujours aussi impérieux dans sa mise en scène, Villeneuve donne une vraie densité à cette première partie, même s’il ne cherche pas le choc visuel comme il a su le faire par le passé (la stupéfiante exfiltration de Sicario entre autres). Le cinéaste préfère se concentrer sur la ligne claire d’une expérience intime qui tend à l’allégorie. Tout le film se résume ainsi à la tentative de décryptage d’un langage extra-terrestre par l’héroïne et met au centre de son dispositif l’écoute attentive, la patience et l’ouverture d’esprit. Et ce n’est pas la moindre des audaces que d’imprégner cette histoire d’une rêverie poétique dessinant un bouleversant portrait de femme - Il faut d’ailleurs saluer Amy Adams qui fait des merveilles dans un personnage pugnace et lunaire à la fois, traversée d’une mélancolie déchirante. On peut certes trouver attendu et assez caricatural le versant géopolitique du récit (les tensions viennent évidemment de la Russie et de la Chine), mais le rouage narratif fonctionne et l’important n’est pas là : Villeneuve se concentre sur le grand sujet du film, le langage et la communication. Sans didactisme, mais avec une force peu commune, le film déploie une théorie forte, bien connue des sociologues et linguistes : le langage structure la pensée et façonne notre rapport au monde. Très subtilement, le cinéaste montre comment un mauvais usage du langage ou une mauvaise écoute (une écoute qui n’interroge pas les spécificités de son interlocuteur) peut faire basculer dans la violence nos rapports à l’autre. Voilà le grand sujet politique du film : cette difficulté à se comprendre qui vient d’abord d’une incapacité à envisager l’altérité. Les résonances actuelles sont innombrables, que ce soit au niveau géopolitique ou au niveau sociétal. Mais « Premier contact » va encore plus loin : il montre à quel point nous sommes « travaillés » par un langage, à quel point cela influe notre appréhension du réel. Et comment nos grandes angoisses existentielles peuvent y trouver leur origine. C’est l’expérience que va vivre l’héroïne, qui, récemment endeuillée, éprouve dans sa chair la sinistrose du monde actuel, où l’avenir semble chaque jour s’assombrir d’avantage. Au contact de ce nouveau langage extra-terrestre, qui déjoue la linéarité aliénante de notre appréhension du temps, elle va se réinventer, découvrant que le désir de vivre passe par une acceptation de la mort. Et le film de se faire rêverie sur une libération de l’irréversibilité du temps, qui tient autant de la reconfiguration mentale que de l’expérience cinématographique. Car c’est l’ultime niveau de lecture que propose ce film d’une richesse thématique peu commune : le lieu de rencontre avec les extra-terrestres évoque sans ambiguïté une salle de cinéma – les aliens eux-mêmes apparaissent comme projetés sur un écran (Villeneuve leur confère ainsi une dimension mentale, psychanalytique très forte, qui fait écho à l’expérience de cinéma). Le réalisateur semble ainsi nous rappeler que le cinéma aussi est un langage à part entière, et, lorsqu’il parvient à garder sa singularité, peut aussi faire vivre au spectateur une expérience d’altérité et de reconfiguration mentale. Le final, bien qu’un peu confus, est ainsi une invitation à réfléchir un autre rapport au réel et au temps. Villeneuve rejoint ainsi les grands créateurs de formes et donc de langage cinématographique qui, de Murnau à Kubrick en passant par Lynch ou Tarkovski, ont su révolutionner notre regard et nous faire questionner notre rapport au monde. Certes, chez le cinéaste canadien, le geste n’a sans doute pas encore atteint la plénitude de ces derniers, mais l’ambition est là, empreinte d’une certaine modestie et une douceur poignante, assez proche d’un Malick. « Premier contact » parvient ainsi miraculeusement à nourrir une riche médiation, intime et métaphysique, privilégiant la contemplation au spectaculaire poudre-aux-yeux des grosses machines hollywoodiennes et la subtilité du discours aux pensums boursouflés à la Nolan. Bref, il signe son premier grand film - et parvient accessoirement à redonner sa noblesse et sa pertinence à la SF.