Les Variations était à l'origine un court-métrage réalisé il y a plus d'un an par Macha Ovtchinnikova. Puis, le désir de suivre les personnages plus longtemps et plus en profondeur donne naissance à un long-métrage de 80 minutes. Dans les rôles principaux, la pulpeuse et magnifique Ophélie Bazillou pour Jeanne, la mystérieuse Ornella Boulé pour Juliette, et les très talentueux Omar Ben Sellem pour Jean-Marc et Paul Besson pour Édouard.
Ce premier film nous raconte l'histoire de Jeanne, vue par ses yeux, raconté de sa propre voix. En retraçant le cours de sa vie à partir de ses vingt-ans, Jeanne nous raconte aussi le drame de sa vie, celui qui l'empêchera de se marier, celui qui la séparera de son amour Jean-Marc. Mais il y a bien plus qu'une simple histoire derrière Les Variations
C'est avec douceur que l'on entre dans l'univers de Jeanne, jeune-femme de vingt-ans. Enveloppée dans un cocon pastel - délicieux pour les yeux -, nonchalamment installée sur un lit central qui n'est pas sans nous rappeler une scène de théâtre, Jeanne se raconte. Dans Les Variations, pas de quatrième-mur pour nous séparer d'elle et aucun scrupule à faire s'adresser le personnage à son public. Après tout, si Jeanne doit se raconter, elle doit surtout nous raconter et faire s'étendre sur nous les ondes de son histoire. D'emblée, cette narration à la première personne noue une familiarité incontestable et dès lors que commence son récit, nous plongeons tête la première dans ses souvenirs. Nous sommes là, présents et cette sensation, souvent décriée par le cinéma classique, n'en reste pas moins agréable et troublante. Sans détour inutile, sans prendre de gants, Jeanne s'élance comme on se jette à corps perdu dans une confession des plus terribles. La confession. Celle qui veut tout dire et rien à la fois. Celle de la vie, déchirante, absurde et éphémère, qui vibre dans chaque tonalité de la belle voix cristalline de sa compteuse. Bercés par les accents de malice et la fraîcheur que met Jeanne dans ses mots, nous nous laissons portés agréablement. Pourtant, entre deux sourires mutins, Jeanne fait s'entendre des vérités dures, des élans de lucidité bouleversants et des échos de souffrance que l'on ne connaît que trop bien. Une fois encore, ce sont ceux de la vie, paradoxal voyage qu'on nous offre un jour. La jeune femme déclare : "J'avais des désirs immédiats et aucun but dans la vie" et là, nous savons. Les Variations est un long-métrage mais pas seulement. Il est profondément humain. Non seulement ses images sont très belles, simples mais percutantes, souvent déclinées en plans rapprochés qui nous laisse admirer la vie au plus près, mais ce qu'il nous raconte sublime davantage les visages et les bouts d'existence qu'il nous délivre.
Jeanne, pourtant, ce n'est pas seulement une voix et un récit. Jeanne c'est aussi tout ce qui illustre au mieux de quoi fut composé sa vie. Aux plans où Jeanne pense, parle et gesticule se succèdent des bouts de roman-photo, cadencé par une une musique, à demi animé par une sorte de stop-motion qui rythme le film. La voix de Jeanne se fait moins spontanée et comme on lirait une histoire, Jeanne nous raconte les photos. Le style visuel est différent, le pastel a laissé place à des lumières plus dures et un contraste différent. Pourtant, cela nous donne la réelle sensation d'assister à des tranches de vie. Parce que ce dont parle Les Variations, c'est surtout la mémoire. La mémoire mais aussi comment la faire vivre. C'est par les images mouvantes, les images fixes, les expressions crus d'un être, mises à nu par une lumière sans concession, la voix, le son et les musiques que Macha Ovtchinnikova a choisi de faire vivre cette mémoire. Ainsi, on se trouve face à une œuvre hybride, que l'on pourrait rapidement qualifier de décousue si l'on n'y portait pas attention dans son ensemble. Car rien n'est décousu dans Les Variations, tout se rejoint comme par magie, tout prend forme et ni l'alternance des photos et de la vidéo ni les changements subites de point de vue ne viennent troubler l'intense sentiment de cohésion que l'on ressent à la fin.
Ainsi tout débute : Jeanne a mené une existence vide jusqu'à Jean-Marc. Des images la dévore, ses amis lui mentent, ses parents se mentent. Ses parents ? Elle ne les connaît pas beaucoup puisqu'elle ne les voit pas souvent, nous dit-elle. Dans un immense besoin d'ivresse qui la pousse à boire, se droguer, sortir, bouger son corps dans des fêtes où elle ne trouve pas vraiment de sens, elle déambule dans la vie sans vraiment comprendre ce qui l'y pousse. Et un jour, Jean-Marc. Comme une nécessité, une évidence, comme pour faire les grands, elle tombe amoureuse de lui et voilà qu'il la demande en mariage. Pourquoi refuser ? Jeanne a des désirs immédiats et pas de but pour l'avenir et maintenant, tout de suite, c'est Jean-Marc qu'elle veut. La vie, elle, en veut autrement. Son temps de réflexion laisse le temps à son amour de se tuer dans un accident de voiture pour la rejoindre. C'est le visage en larmes, pleine de sentiments qui jamais ne s'apaiseront que Jeanne nous annonce que Jean-Marc ne va plus, que Jean-Marc n'est plus.
Il y a Jeanne, mais pas seulement. Il y a Édouard, le second narrateur qui nous toise droit dans les yeux, lui aussi. Édouard qui lui aussi s'épanche sur sa vie, s'appuie sur notre écoute comme exutoire à une mémoire trop pleine et un besoin irrépressible de la partager. De se dévoiler. Il s'agit du même film, de la même histoire principale que souhaite nous raconter son auteur, mais c'est une autre variation de cette mémoire qui demeure centrale - et il n'y a pas que l'histoire ou les images qui varient, mais aussi la musique, qui décline des sentiments contraires à merveille. Les personnages qui se racontent à nous ont tous le point commun de devoir le faire mais aussi de n'avoir pas une vie rêvée, une vie comme on en écrit si facilement, une vie de film. Si elle est romancée, leur vie n'en demeure pas moins épaisse de réalité et on sent sans même le savoir tout le travail de complexité qu'à donné Macha Ovtchinnikova à ses personnages. Plus vrais que nature, porteur d'une histoire si difficile et réaliste à la fois qu'on l'absorbe sans questionnements inutiles.
Jeanne et Édouard c'est l'histoire d'une vie de solitude où se croisent sans cesse des visages différents. C'est l'histoire de passions foudroyantes qui gangrènent et finissent par mourir. Édouard, frère de Félix qui le tolère mais ne l'aime pas - et quelle intensité dans la voix de Paul Besson lorsqu'il nous le jette au visage. Il dit alors quelque chose, qui me frappe et me fait faire un de ces rapprochements artistiques que j'aime tant. Il décrit son frère, ce qui chez lui l'irrite autant qui lui plaît, il dit qu'il possède "cette légèreté de l'être" que lui n'a sans doute pas. Comment ne pas penser à Milan Kundera et son "Insoutenable Légèreté de l'être" ? On y retrouve la vie, la passion, le fardeau et les souvenirs comme moteur d'un récit, au même tire que Les Variations. J'ai surtout songé que cette légèreté dont parle Édouard, celle de son frère Félix, n'est pas sienne. Comme Jeanne, il est un personnage épidermique, que chaque chose marque à l'encre rouge. Aucune nonchalance dans le traitement de sa mémoire, chaque moment de vie est une pierre à l'édifice de ses névroses, de son drame personnel, de sa tragédie grecque personnifiée. Jeanne et lui sont des personnages de tragédie - et quelle jubilation quand Ophélie Bazillou frise la démence, quelle intensité dans le jeu qui nous fait vibrer - , poussés vers une fatalité, celle d'être et de rester des êtres seuls que la vie entérinent et rongent jusqu'à l'os. Ils sont pourtant très humains et proche d'une vérité universelle. Puis il y a Juliette, silencieuse et mystérieuse, ombre de Jeanne, reflet des peurs d’Édouard. Tant de personnages qui gravitent autour de Jeanne comme l'image spéculaire de son propre destin. Jeanne qui a aimé une fois, puis cent-fois par la suite de peur de ne plus pouvoir aimer, que les choses se répètent comme pour Jean-Marc. Un fou, un homme qui ne l'aime pas, puis, la solitude et enfin, Juliette. Jeanne qui se raccroche à ce qui part en fumée parce qu'elle a peur plus que tout que les choses s'arrêtent subitement. Ce sont là des personnages de l'espoir, de ceux qui n'accepteront que très tardivement l'absurdité d'une vie dans laquelle on est finalement très seuls, seuls face à soi-même et sa condition. Des personnages qui se raccrochent à un rien et préfèrent l'horreur au néant. Jeanne et Édouard continuent leur récit. Jeanne "rêve d'être immortelle", Édouard se raccroche à une affection morte. Et Juliette souffre en silence. Peut-être est-elle la seule a avoir accepté que la vie c'est ainsi. Comme dirait Zazie, "c'est fort encore, c'est mort d'accord, mais ça ne s'oublie pas". C'est aussi ça la mémoire.
Ce que cherche à nous dire les Variations, je ne saurais le dire clairement. Les messages sont multiples, les images parlent au delà d'elles-mêmes, entre les lignes naissent des réflexions toutes plus fines les unes que les autres. On ne reste pas indifférent à ces récits croisés, aux accents de voix envoutant des personnages, aux anecdotes de vie, à la gravité de certaines situation, à l'étoffe des personnages qui réussissent en 80 minutes à nous sembler plus vrais que nature. Après tout, ne le sont-ils pas vraiment ? Leur histoire teinté d'ironie, à l'image de la vie, nous touche, nous transperce et pourtant ... Malgré tout, en dépit de chaque malheur qui marquent l'existence de Jeanne, de la mélancolie qui irrigue Juliette, des regrets d’Édouard, en dépit de la tristesse qu'évoque chacune de leurs expériences, on ne sort pas abattu de ce film. On pourrait rapidement, avec de tels sujets, tomber dans une morosité infini qui laisse dans les mémoires une peur irrationnelle sur l'avenir, un sentiment de malaise amer. Non. Les Variations ne nous laissent rien de tout ça. A travers les messages délivrés par ses personnages on veut surtout et par-dessus tout, vivre. On garde le souvenir d'eux comme des vivants et non comme des futurs morts. On ne garde pas de leur drame le plus accablant mais les moments forts, ce qui font de la vie ce qu'elle mérite d'être, un chemin long et douloureux mais pourtant si beau. Et comme Jeanne, on serait prêt à accueillir une mort certaine... pourvu que Dieu nous laisse notre mémoire.