Après Spartacus, voici le retour de Stanley Kubrick à un cinéma plus personnel (bien que cette oeuvre soit tirée d'un roman de Vladimir Nabokov), et tout un symbole, au noir et blanc, avec Lolita. Tout un symbole, car le noir et blanc est sans le moindre doute très à même de porter le talent de Kubrick pour la photographie, et peut à nouveau contribuer à rendre ses galons d'obsessionnel à son signataire. La verve psychologique et artistique de l'américain s'est malheureusement cette fois retrouvée confrontée à un nouvel écueil ; celui de la censure et du refus des producteurs de lui laisser libre-cours dans l'adaptation d'un roman sulfureux totalement à contre-courant des bonnes mœurs sur l'amour déchirant, incoercible et assez insaisissable entre un homme mûr et une jeune fille (dont Kubrick rehaussera l'âge de deux ans pour calmer la tempête médiatique). Premièrement, je fais le constat amusé qu'à chaque film de Kubrick ou presque, on note une histoire, un destin particulier, et que sa filmographie pourtant quasiment reconnue comme brillantissime à l'unanimité ne s'est pourtant pas déroulée sans accroc. La marque d'un réalisateur aux projets complexes, jusqu’au-boutiste et viscéral. Mais venons-en plutôt au film à présent. J'ai parlé de censure, certes censure il y eu, et Kubrick a avoué lui-même qu'elle l'avait bridée, l'empêchant de mettre en scène des plans explicites du couple dépareillé. Pourtant, moi qui n'ait pas lu le bouquin de Nabokov et ait du mal a avoir une idée de l'impact que pourrait avoir la lecture ou la vision de ses scènes explicites et crues, je ne regrette pas le moins du Monde la tournure prise par le long-métrage. Car si Kubrick ne peut rien montrer, rien ne l'empêche de sous-entendre, et ça, bordel, il sait le faire, via une mise en scène de tous les instants et de toutes les idées, ainsi que des fondus au noir qui cachent juste à temps bien des situations ambiguës avant que celles-ci ne se décantent. En résulte une atmosphère pesante et non moins malsaine que si tout était dévoilé, où le rôle de chacun est difficile à cerner et ou rien ne semble rose ou noir, rien ne semble vrai ou faux. Lolita - le film comme le personnage - prend des allures troublantes, et même désarmantes, pour provoquer un sentiment particulier que je ne me rappelle pas avoir ressenti devant un autre métrage, court, long ou moyen (quand je vous dit que Kubrick est à part). La palette des sentiments et la complexité du psychisme humain est illimitée, et c'est une des fonctions essentielles (car exclusives) de l'art et donc du cinéma, que de nous la faire explorer. A cette enseigne, qu'on se le dise, Lolita est une oeuvre d'art accomplie. Côté casting, James Mason est insupportable, et c'est un bien puisque son personnage est censé l'être, mais aussi sympathique (au sens littéral du terme) tant la Lolita jouée par Sue Lyon est proprement désarçonnante et qu'on finit donc par compatir à ses déboires. L'actrice signe une performance époustouflante, dont je me souviendrai longtemps. Peter Sellers, quant à lui, signe une prestation complexe et pluristrate, qui me donne envie de le retrouver au plus vite dans Dr Strangelove, sorti deux ans plus tard. Bref, des acteurs exemplaires dans des rôles typiquement Kubrickiens, de névrosés ou de schizoïdes, la limite entre les deux étant encore plus amincie que d'ordinaire dans ce "Lolita" si complexe et border-line. Je mettrai cependant un bémol ; une durée légèrement excessive qui amène certaines longueurs et fait, c'était immanquable, perdre au film en pouvoir psychologique et en force. Une force qui demeure quand même incroyable, puisqu'elle dérive d'un sujet qui flirte avec la pédophilie, mais dont on retiendra plutôt le message sur la toute-puissance de l'amour, autodestructeur quand il vous détruit de l'intérieur comme de l'extérieur. A noter qu'une fois de plus (après Fear and Desire, Killer's Kiss et The Killing), Kubrick met en scène l'incapacité d'un homme à résister à l'attrait d'une femme. Au final, c'est peut-être à cause de mon côté pervers psychotique, ou plus probablement parce qu'il est à la fois subtil, malsain, atypique, très révélateur et bien filmé, mais j'ai réellement apprécié ce Lolita, qui eut tout juste été meilleur écourté de quinze minutes et amputé d'une ou deux maladresses narratives. Bref, on a bel et bien là la confirmation que certains films vieillissent bien mieux que d'autres. Et parmi eux, Lolita trouve une place de choix.