« Ave, César » présente la folle journée d’Eddie Mannix, « fixer » dans le célèbre studio américain Capitol Pictures, confronté au kidnapping de sa plus grosse vedette par des scénaristes communistes, la réputation chancelante d’une actrice, la colère d’un réalisateur de talent devant composer avec une star du western, ainsi que des chroniqueuses revêches. Il essaie tant bien que mal de cesser la cigarette, se confesse régulièrement, et se trouve sollicité pour un emploi juteux auprès du constructeur aéronautique Lockheed. Bref, une véritable Passion !
Tout est au cordeau pour ce dix-septième film des frères Coen. La direction d’acteurs est dans l’ensemble excellente : Josh Brolin bien sûr, Channing Tatum en danseur de claquettes, Scarlett Johansson en star de films aquatiques puis en femme fatale de film noir (exquise, vraiment) dans une petite scène à la « Chinatown » jouée avec Jonah Hill, ou Ralph Fiennes en réalisateur sophistiqué de drames psychologiques se distinguent particulièrement. Alden Ehrenreich en cowboy un peu simplet est également une véritable révélation. L’équipe technique assure le boulot en toute maîtrise, forte de collaborations fréquentes avec les frères Coen, avec la musique de Carter Burwell, la photographie de Roger Deakins, les costumes de Mary Zophres.
Deux séquences sont très réussies. La première, qui porte vraiment la marque des frères Coen, met aux prises le producteur Eddie Mannix avec un prêtre catholique, un autre orthodoxe, un pasteur et un rabbin qui viennent de voir des bandes du film éponyme « Hail, Caesar ! » et débattent ensemble de la représentation de Dieu. Ici le comique absurde des réalisateurs-scénaristes fonctionne à plein, bien qu’il ne surprenne pas trop lorsqu’on a vu plusieurs de leurs films. La seconde, plus étonnante, est le numéro de claquettes de marins menés par Channing Tatum, hommage grandiose aux comédies musicales du vieil Hollywood et à Gene Kelly, qui atteste d’un très bon sens du rythme et de la composition.
De fait, le film convainc beaucoup dans son pastiche, plus qu’une parodie, des films hollywoodiens des années 50, avec un hommage sous forme de mise en abyme pour de nombreux genres cinématographiques en vogue à l’époque : le péplum, le western, les drames psychologiques wellesiens, les films aquatiques, les comédies musicales, sans oublier le film noir en fil conducteur avec l’enlèvement de la star, la voix off qui ouvre le film, la femme fatale. Les Oscars et les BAFTA ont d’ailleurs à juste titre nommés Nancy Haigh et Jess Gondhor pour leurs décors fort soignés.
Cependant, cette réussite s’avère paradoxalement aussi la limite du film, qui confine souvent au pur exercice de style. Les réalisateurs s’interrogent bien une nouvelle fois sur la place de l’homme dans le monde, les dérives absurdes du destin, mais sans atteindre ni la profondeur d’«A Serious Man », ni le burlesque réjouissant de « The Big Lebowski » pour ne citer que deux exemples.
Nous pouvons regretter aussi l’exercice d’autodérision un peu facile du groupe de scénaristes communistes joués par des acteurs juifs, ce qui offre une atmosphère un peu fumeuse d’entre-soi à laquelle les frères Coen ne nous avaient guère habitués jusqu’à présent. C’est d’autant plus dommage que l’ombre délétère du maccarthysme qui planait sur les studios de l’époque est plutôt bien rendue.
Il s’agit en définitive d’un petit frères Coen, très plaisant à regarder, mais mené avec un rythme de gestionnaires sûrs de leurs moyens, sans trop de prises de risques, à l'instar du jeu ici un peu facile de George Clooney. Les inconditionnels trouveront toutes les excuses du monde pour adorer une nouvelle fois, les néophytes en revanche pourront à juste titre s’y ennuyer parfois un peu.
Addenda du 04 octobre 2017
Diverses discussions et le courriel lumineux d’un ami cher me conduisent à réévaluer « Ave César » des frères Coen, jugé un peu sèchement dans les lignes précédentes. La critique de cinéma, nécessairement impressionniste, implique de nombreux jugements à l’emporte-pièce, sur lesquels il serait souvent inutile de revenir une semaine après la projection. Cependant, habité d’une mauvaise foi inconsciente, j’ai catalogué la dernière œuvre des frères Coen comme un vain exercice de style, en boudant mon plaisir au nom d’une grille d’interprétation par trop sévère qui manquait un des enjeux essentiels du film. Battant honteusement ma coulpe, je reconnais ici mes erreurs.
« Ave César » marque en effet une évolution notoire au terme de la trilogie qu’il forme avec « A Serious Man » et « Inside Llewyn Davis ». Les interrogations sur la place de l’homme dans le monde, sur les dérives absurdes du destin, trouvent dans l’exemplum doux-amer du héros un modèle à suivre, et dans l’attitude légèrement subversive de celui-ci l’esquisse d’une voie de salut. Eddie Mannix est le good man du film, plus avancé dans sa quête que le serious man juif recroquevillé sur ses problèmes existentiels, puisqu’il cherche pragmatiquement à donner un sens au monde et à organiser le chaos d’Hollywood. Il doute bien sûr, il a d’immenses scrupules parce qu’il ment à sa femme sur sa consommation de cigarettes, il se décourage et se laisse un moment tenter par un poste chez Lockheed, une entreprise d’armement. Mais rétif à ces sirènes lucratives, il préfère évoluer au sein des vices mesquins de l’entertainment américain, au sein duquel il a un rôle à jouer et une véritable mission. Car, contrairement à tous ces gens de cinéma infiniment médiocres, Eddie Manix a la foi : foi en soi, foi dans le peuple crétin d’Hollywood, foi en la magie du cinéma…
De fait, nous pourrions ainsi écouter toute la tirade finale du centurion devant la croix en songeant qu’elle s’adresse à Eddie ; la grâce est dans chaque homme ordinaire qui essaie de faire le bien.
Cette lecture chrétienne du film est cependant nuancée par mon cher ami, qui n’ose pousser le vice jusqu’à y voir un film de conversion des frangins au catholicisme, mais plutôt un tour de table au gré de leurs dernières œuvres : « A Serious Man » ou les errances du juif contemporain ; « Inside Llewyn Davis » ou les pérégrinations d’un athée au début des sixties ; « Ave, César » ou la recherche d’une foi dans la Babylone hollywoodienne.
Cacher une quête de sens, plus qu’un message consensuel préétabli, sous un vernis plaisant de farce et de burlesque, ne serait-il pas en définitive le véritable tour de force des frères Coen dans toute leur filmographie ? Pourtant admirateur de leur œuvre, aveuglé, manquant peut-être alors d’un sens chrétien élémentaire, j’ai manqué la clef de voûte de cette agréable architecture. Mea culpa.