Les années 1930 voient la production des longs-métrages les plus aboutis de la filmographie de Charlie Chaplin, avec en premier lieu : Les Lumières de la ville (1931).
A la sortie de sa dernière réalisation, le Cirque, en janvier 1928, le cinéma muet est déjà sur le déclin et le public se désintéresse de plus en plus du silence des bobines. Toutefois, Chaplin reste sceptique à l’égard du cinéma parlant en émergence, craignant d’y perdre le charme poétique des films muets. Décidé à rejeter cette nouvelle technologie, il commence, dès la même année, à travailler sur son nouveau projet. Et en décembre 1928, le tournage des Lumières de la ville démarre.
Néanmoins, perfectionniste depuis ses premiers longs-métrages, Charlie Chaplin fait preuve d’un zèle incroyable et multiplie les prises afin d’obtenir le meilleur rendu possible. Ainsi, la scène où la belle fleuriste aveugle confond le vagabond avec un homme riche a nécessité plus de 300 essais, car il fallait trouver un ressort pour que la jeune femme parvienne à déterminer le critère de la richesse sans posséder la vue. Bien que cette implication professionnelle et ce souci du détail ne peuvent que conforter la crédibilité du film, la conséquence la plus manifeste se retrouve dans la durée de tournage, considérablement rallongée, pour s’achever au bout de 21 mois de travail, en octobre 1930. Entre temps, le krach boursier de 1929 a profondément touché la société américaine et marque le début d’une longue période de récession, plus connue sous le nom de « Grande Dépression », dont les effets néfastes commencent à être dénoncés dans les productions de Chaplin, alors que le cinéaste est déjà engagé depuis plusieurs années dans la critique de la misère sociale. De plus, en mars 1930, le « code Hays » a été voté mais son application n’est effective qu’à partir de 1934, ce qui préserve le film de cette censure.
Malgré le fait que Chaplin ait décidé de tourner le dos au cinéma parlant, il n’ignore pas pour autant cette nouvelle technologie et réalise son premier film sonore de manière dérisoire et sarcastique. Grâce une scène d’introduction légendaire où il n’hésite pas à se moquer habilement des institutions et de la société, Chaplin rend les discours des protagonistes inaudibles, exprimant ainsi son avis sur l’utilité des paroles au cinéma et confirmant ainsi sa position de défenseur du cinéma muet. Encore une fois, Chaplin sait nous surprendre et nous démontre, au passage, sa polyvalence et sa large palette de talents, allant même jusqu’à composer lui-même la musique du film.
Le scénario, lui aussi, voit le jour grâce à la créativité du cinéaste. Au départ, Chaplin avait pour projet de jouer un clown qui perd la vue et qui s’efforce de le cacher à sa fille. Ce n’est que plus tard que lui vient l’idée de la jeune femme aveugle. Malgré ce changement, la cécité est restée au centre du sujet depuis le début. Séduire une femme qui ne voit pas, émouvoir un public qui n’entend pas, voilà le double défi que se lance le perfectionniste et ambitieux Chaplin. Toujours au sujet du scénario, il est d’ailleurs pertinent de souligner que la scène hilarante du combat de boxe est directement empruntée au court-métrage Charlot boxeur (1915), réalisé par le même auteur lors de la période Essanay.
Au début de l’année 1931, Les Lumières de la ville sort au cinéma, un pari du cinéaste sur l’avenir, à un moment où le muet n’a plus la côte et où l’accueil qui lui sera réservé peut décider de l’issue de sa carrière. Et sans surprise, ce cinquième long-métrage reçoit un accueil triomphal, l’un des plus grands de sa carrière, avec des recettes estimées à plus de trois millions de dollars (pour un budget deux fois moindre). Plus grande réussite de Chaplin selon le British Film Institute et sélectionné par le National Film Registry en 1991 pour intégrer la prestigieuse et intemporelle Bibliothèque du Congrès américain, Les Lumières de la ville est incontestablement un triomphe dans un contexte qui ne lui est pourtant pas favorable.
Désormais à l’aise dans le mélange des genres, Chaplin profite une nouvelle fois d’allier l’utile à l’agréable, en offrant une comédie qui recèle également une grande part d’émotions et de critiques sociales. Que ce soit avec un milliardaire qui n’est généreux que quand il est ivre ; avec une foule indifférente, voire moqueuse, à l’égard du mendiant Charlot ; l’injustice de la police qui enferme un innocent ; ou encore, la vie misérable d’une pauvre aveugle et de sa grand-mère, qu’un propriétaire n’hésite pas à déloger faute de ressources financières, Chaplin s’attaque une nouvelle fois aux travers d’une société qui exclue les miséreux. Et comme si cela ne suffisait pas, l’émotion est au rendez-vous grâce à une romance magnifique, dont l’épilogue se déroule dans l’une des scènes les plus bouleversantes de l’histoire du cinéma, « la plus grande performance d’acteurs » selon James Agee. Sans tomber dans le pathos ou les sentiments mielleux, cette histoire d’amour entre deux individus de basse condition évite les pièges du romantisme et arriverait même presque à nous faire oublier la relation difficile qu’entretenait Charlie Chaplin et Virginia Cherrill lors du tournage. Cette dernière, issue d’une famille rurale et modeste, obtient ici son premier rôle, le meilleur d’une très brève carrière, dont le personnage de la fleuriste aveugle et fragile marque l’apogée. Charlie Chaplin n'éprouvait aucune sympathie pour cette jeune femme qu'il trouvait mondaine et peu consciencieuse dans son travail, allant même jusqu’à envisager de la remplacer par Georgia Hale, qui avait fait sensation dans La ruée vers l’or (1925). Mais avec ses incroyables yeux bleus et son apparence fragile, la jeune actrice, presque plus connue pour être l’épouse de Cary Grant trois ans plus tard que pour sa carrière au cinéma, était la seule à savoir mettre le doigt sur l’émotion voulue par Chaplin.
Avec ce succès triomphal, Chaplin confirme son rang de mythe du cinéma muet et parvient à passer le cap redoutable du passage au sonore, qui a brisé la carrière de nombreux comédiens. Comme l’a dit Michel Chion, « Les Lumières de la ville est un véritable manifeste pour le muet ».
Ce long-métrage drôle, bouleversant et satirique occupe l’une des places les plus prestigieuses dans la filmographie de Chaplin, un triomphe confirmé par le grand Orson Welles pour qui ce film était le plus beau de tous les temps. Alors lorsque deux monstres du cinéma se rejoignent, l’objet de leur création ou de leur fascination ne peut qu’être incontournable.