Premier long-métrage de Chaplin, The Kid est encensé dès sa sortie en 1921, devenant le plus grand succès commercial de l’année derrière Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. 90 ans plus tard, il est choisi par la Bibliothèque du Congrès (bibliothèque nationale américaine étant la plus grande au monde en nombre de livres et de références) pour entrer au National Film Registry, une sélection de films élus pour leur « importance culturelle, historique ou esthétique ».
Nombreux sont les admirateurs de Chaplin qui considèrent The Kid comme son film le plus personnel et le plus achevé. Pourtant, il s’avère qu’il ait vu le jour dans un contexte de tourments affectifs intenses dans la vie privée de son auteur. Ce qui n’a pas empêché l’œuvre d’être un triomphe immédiat, peut-être même le plus grand de toute la carrière de Chaplin. Mais quelles sont donc les raisons de cette réussite foudroyante ? Analyse.
Rappelons le contexte.
Octobre 1918. Chaplin se fourvoie dans un mariage précipité avec une jeune actrice de 17 ans, Milfred Harris. Le couple a peu de choses en commun, et l’ennui et la frustration de Chaplin sur le plan personnel le conduisent à un grave blocage créatif. Il écrira plus tard dans son autobiographie : « Plusieurs mois s’étaient écoulés et je n’avais réalisé qu’une petite comédie de trois bobines, Sunnyside, en ayant l’impression de m’arracher une dent. Sans aucun doute, le mariage avait des conséquences sur mes facultés créatives. »
Peu de temps après leur union, Milfred tombe enceinte et donne naissance à un petit garçon mal formé qui meurt à peine âgé de trois jours. A l’évidence, Chaplin dut vivre cette perte comme un profond traumatisme. Mais les réactions d’une âme d’artiste sont imprévisibles. Dix jours seulement après l’enterrement de son propre fils, Chaplin fait passer des auditions à des enfants dans son studio, absorbé et excité par un nouveau projet : une histoire dans laquelle Charlot deviendrait un père de substitution pour un enfant abandonné.
Son impasse créative brusquement surmontée, il se rend par hasard dans un cabinet où se produit un danseur prodige. A la fin de son numéro, le danseur fait monter sur scène son fils de quatre ans, un ravissant et pétillant garçon du nom de Jackie Coogan.
Le génie britannique tient là son acteur principal. Il décèle chez Jackie un don d’imitateur inné qui peut reproduire à la perfection n’importe quelle action ou expression que Chaplin lui enseigne, faisant de lui le collaborateur rêvé.
Car il faut savoir que Charlie Chaplin était toujours le seul et unique créateur de ses œuvres. Tous ses collègues s’accordaient à dire que, s’il avait pu le faire, il aurait joué lui-même tous les rôles de tous ses films. À défaut, il recherchait des acteurs et actrices capables d’imiter précisément ce qu’il leur montrait, acceptant fidèlement cette tâche sans poser de questions. Il avait donc trouvé en Jackie Coogan son acteur idéal.
Ainsi, The Kid deviendra trois ans plus tard un mariage des plus réussis entre la comédie et la grande émotion. L’histoire est celle d’une fille-mère qui abandonne son bébé, lequel est retrouvé et involontairement adopté par Charlot. Alors que le petit garçon atteint l’âge de cinq ou six ans, ils forment tous les deux une équipe efficace : l’enfant casse des vitres en jetant des pierres et son compère, vitrier, gagne sa vie en les réparant derrière lui. Par ailleurs, Charlot s’oppose farouchement aux efforts des travailleurs sociaux pour placer l’enfant à l’assistance publique, et il finit par retrouver sa mère, devenue entre-temps une célèbre chanteuse d’opéra.
Sur le plan des comédiens, difficile d’émettre la moindre critique en ce qui concerne le binôme remarquable.
D’une part, le britannique, qui, comme à son habitude, nous étonne toujours avec son interprétation de Charlot et ses talents remarquables de mimes.
Ce dernier, qui, avec les moindres grimaces et les moindres gestes est capable de nous faire ressentir toutes les émotions, que ce soit la souffrance, l’amour ou encore la lassitude, à telle point que nous ne ressentons même plus le besoin d’entendre des paroles.
Mais également de Jackie, qui, en plus d’obtenir plus de quatre millions de dollars à seulement sept ans, devient une star internationale, honorée par les princes, les présidents et le pape en personne au cours de la tournée européenne qu’il entreprend.
Concernant la mise en scène, elle se montre à la fois délicate et bouleversante, oscillant entre moments de tendresses et instants dramatiques. Sans oublier les nombreux comiques de situation et quiproquo où l’on reconnaît bien là la patte de Chaplin.
Quant à l’émotion du film, elle touche à son apogée dans la séquence poignante où les travailleurs sociaux essayent d’emmener l’enfant de force à l’orphelinat. L’angoisse et l’acharnement avec lesquels Charlot se bat pour garder le garçon s’inspirent sans aucun doute des souvenirs personnels de Chaplin et de sa propre douleur quand, à l’âge de sept ans, il a été arraché à sa mère et placé dans une maison pour enfants déshérités.
Enfin, côté bande-originale, nous ne sommes pas en reste car c’est encore un sans faute de l’artiste britannique. Avec The Kid, Charlie Chaplin livre encore une fois une composition impeccable en totale adéquation avec l’atmosphère du film et les sentiments des personnages qui nous dépayse pendant près d’une heure.
Somme toute, voici le portrait que l’on puisse tirer du premier film de longue durée de Chaplin : un succès avant l’heure plébiscité par le monde entier, au même titre que son duo que l’on pourrait qualifier d’anthologie. Le premier carton du film le décrit parfaitement, The Kid est : « Un film avec un sourire… et peut-être aussi, une larme. »
Pour l’anecdote de fin, Jackie, la jeune vedette du film, se retrouve très vite sans le sou une fois adulte : sa mère et son beau-père ont mal géré ses économies de jeunesse, et le peu d’argent qui lui reste est englouti dans ses batailles juridiques. La seule issue positive de toute cette affaire est que les ennuis hautement médiatisés de Jackie conduisent à l’adoption d’une loi garantissant une protection financière aux enfants artistes. Encore aujourd’hui, cette loi est connue sous le nom de “loi Coogan�.
Concrètement, cette dernière oblige l'employeur à verser une partie du salaire du mineur sur un compte d'épargne. Elle précise également que la totalité des sommes gagnées par l'enfant lui appartient, et que leur utilisation par ses parents, si elle n'est pas autorisée par l'enfant, est, légalement, du vol.