C'est un bien grand saut que de passer du Vagabond à Hitler comme personnage. Maturation ? Adaptation ? C'est en tout cas un Chaplin tellement honnête à l'écran qu'on en oublie presque le cadre essentiel du film : sorti en 1940, vu par Hitler deux fois, Le Dictateur a tout pour plaire et pour être admiré. Merveilleux de par son année de sortie, comédie parfaite, parodie grandiose, monument de l'humour noir... Il y manque presque la volonté, puisqu'après tout, Chaplin signe un chef-d'œuvre qui est plus prémonitoire que pragmatique.
Mais il est vrai que son ignorance des atrocités grandissantes commises par les Nazis en Europe au moment du tournage rend son entreprise aussi visionnaire que lucide. Le sentiment que le film manque d'énergie s'estompe vite, emporté par la constatation que le format "tuilé" du cinéma muet (où chaque séquence semble carburer à sa cellule d'énergie propre qui la dissocie du reste de l'histoire), est ici employé à des fins optimales.
Tel un train avec une locomotive à chaque extrémité, le film est propulsé par un début et une fin ; l'un met en bouche, l'autre est le climax, et le train ne se laisse pas dicter sa direction par la simple obligation des voies qu'il faut suivre. Et les wagons, me direz-vous ? Ils ne sont pas remplis de bétail humain, sort ignoble encore maintenu secret en 1940 par un sordide coffre marqué "avenir" : ils sont longs de deux heures au total, ce qui est étonnant pour l'époque, surtout quand on connaît les wagonnets produits par Chaplin en masse depuis 1914. Ils sont variés en plus : humour et émotion, c'est son distique habituel, auquel il ajoute cette fois la parodie et l'humilité. Mais avait-on besoin d'une preuve supplémentaire que le génie est intemporel et que celui de l'ex-Charlot a rendu son Dictateur inusable ?
L'immaculé cheminot fait preuve d'humilité en ce que, maintenant qu'il est séparé de son étiquette de Charlot qui lui garantissait de ne jamais se prendre au sérieux même lorsqu'il faisait tout lui-même sur le tournage (et tout bien), il donne l'impression de se jouer lui-même en la personne de l'humble barbier juif, timide de parler, et gardant juste ce qu'il faut de manies reconnaissables pour faire varier la qualité du rire. C'est un véritable alter ego qu'il incarne avec Adenoid Hynckel, caricature baragouinante du dictateur supposé. Alter ego au point même que la personnalité du cinéaste variait en fonction du personnage qu'il jouait sur le moment. Cette dualité, à l'évidence si personnelle, est une façon grandiose d'introduire la conclusion du film, qu'on sent venir de loin, qui nous fait tenir le coup quand Hynckel et le barbier, par leur ressemblance qualifiée de "coïncidentelle" par le panneau d'entrée, inversent leurs rôles.
L'inconfort est purement théâtral quand le petit homme doit faire semblant qu'il en est un grand, juste de quoi mettre la pause dramatique précédant son discours climatique, cathartique à souhait, et faisant naître une toute-puissante utopie de liberté et de pacifisme dans ce monde belliqueux qui en a tant besoin. Si on était trop distrait pour deviner que c'était là le but, notons la rue du ghetto, dans un pays supposément imaginaire, où les enseignes sont en espéranto, langue à but originellement internationaliste conçue par un Juif persécuté.
En fait de petit homme, Chaplin en est vraiment un grand. Adroit de ses mains comme de son corps ou de son esprit, il lui manquait juste le prétexte d'une guerre pour alimenter son inspiration ; le voir brandir la faucille de la juste cause et le marteau de la parodie est un plaisir à nul autre pareil. Que ne donnerais-je pour voir son charabia germanisant à l'écrit !
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