"Je suis désolé, mais je ne veux pas être empereur, ce n'est pas mon affaire. Je ne veux ni conquérir, ni diriger personne. Je voudrais aider tout le monde dans la mesure du possible, juifs, chrétiens, païens, blancs et noirs…"
C'est ainsi que commence le discours final du Dictateur, moment-clé de l’œuvre "chaplinienne", incontestablement le film le plus ambitieux de son auteur et une véritable oeuvre humaniste qui garde toute sa puissance 60 ans plus tard. Qui mieux que Chaplin pouvait s'attaquer à Hitler et à ce qu'il représentait ? La coïncidence voulut que les deux hommes naissent à quatre jours d'intervalle en 1889 et qu'ils deviennent les deux "moustachus" les plus célèbres de la première partie du vingtième siècle, l'un le plus aimé, l'autre le plus haï.
Le Dictateur est le film de la rupture pour Chaplin dans la mesure où il abandonne son personnage de Charlot connu et adulé dans le monde entier depuis un quart de siècle pour prendre les traits d’un barbier juif. Rupture également avec le cinéma muet car Le Dictateur est le premier film parlant de Chaplin (Les Temps Modernes comportait des scènes sonorisées mais restait une oeuvre muette) et c'est à peu près à cette époque qu'il allait être la cible des politiciens américains au sujet de ses idées. Le film est, enfin, le premier véritable film de Chaplin qui repose sur un scénario entièrement rédigé avant le tournage, ce qui changeait des méthodes habituelles de travail du cinéaste.
Après Les Temps Modernes, Chaplin épouse Paulette Godard, future interprète du Dictateur à ses cotés et commence à travailler sur plusieurs projets, dont un sur Napoléon. En 1938, par l'intermédiaire de King Vidor, Chaplin fait la connaissance d'un jeune auteur marxiste, Dan James qui le convainc de faire un film sur Hitler. Ayant pris connaissance du projet de Chaplin après une première ébauche du scénario, un quotidien américain, le "Daily Mail" annonce la nouvelle dans ses colonnes, ce qui ne manque pas de provoquer de vives réactions, notamment en Allemagne mais également sur le sol américain où débute une campagne visant à dissuader Chaplin de faire ce film ; cette campagne de dissuasion viendra autant du gouvernement américain qui adoptait une position isolationniste par rapport au conflit qui touchait l'Europe que des puissants nababs d'Hollywood qui redoutaient de perdre le marché allemand pour leurs films. Mais Chaplin était déterminé à faire un film sur Hitler ; il mènera à bien son projet malgré les menaces de tout bord et grâce à son indépendance artistique et financière acquise depuis 1919 quand il créa Les Artistes Associés avec Douglas Fairbanks, D.W Griffith et Mary Pickford, structure qui lui permettait de ne pas dépendre des grands studios. Le projet du Dictateur n'aurait certainement jamais vu le jour si Chaplin avait été sous contrat avec l'un d'entre eux.
Le scénario définitif du film est achevé le 1er septembre 1939, soit deux jours avant que la guerre ne soit déclarée en Europe, et le tournage du film commence le 9 septembre pour s'achever fin mars 40. Le discours final, scène-clé du film mais également de l’œuvre de Chaplin, ne sera tourné et enregistré que plus tard, fin juin 40. Le Dictateur sort le 15 octobre de cette même année et de ce fait est le premier film américain à prendre ouvertement position contre Hitler et le régime nazi précédant des films comme Man Hunt de Lang, To be or not to be de Lubitsch ou encore, le cartoon signé Tex Avery, Blitz Wolf.
Le Dictateur est le premier film entièrement parlant de Chaplin. Le passage du muet au parlant lui posait un véritable et épineux problème dans la mesure où il avait peur, de par ce choix, de devenir un comédien comme les autres, lui qui était, à l'époque du muet, un véritable "corps" de cinéma. Toutefois, c'était bel et bien le film approprié pour que Chaplin se décide enfin à sauter le pas. En effet, la principale force d'Hitler était dans ses talents d'orateur, talents qui lui ont permis de manipuler les foules ; le meilleur moyen de le caricatureré tait de jouer de cet état de fait. Chaplin interprète donc le dictateur Hynkel, qui, dans son allure, sa gestuelle, sa façon de s'exprimer est la réplique exacte de l'original. Pour que le passage du muet au parlant se fasse en douceur, il s'octroie également le rôle du barbier juif, ultime avatar du vagabond, qui donne la possibilité à Chaplin de "prolonger" une dernière fois "le mutisme" de son héros en ne lui accordant que très peu de dialogues.
Le film est une réussite exemplaire, oeuvre à la fois drôle, lucide et juste. Le film, dans sa forme, ressemble beaucoup aux films muets de Chaplin, son cinéma s'appuyant sur le langage de l'image à travers les gags visuels et le comique de situation qui ont fait le succès du personnage de Charlot. Le début, situé pendant la première guerre mondiale, fait irrémédiablement penser à son moyen-métrage Charlot soldat qu'il réalisa en 1918 et qui déjà, témoignait d'une réelle audace dans la satire et le burlesque pour dénoncer l'absurdité de la guerre. Ici, il dresse un portrait véritablement saisissant et grotesque d'Hitler, de ses discours (la scène où les micros se tordent au son de sa voix, ce langage incompréhensible qu'il nous assène pendant ses discours sont de purs moments de folie comique) ou bien encore de sa mégalomanie (sublime métaphore du désir de conquête d'Hitler avec la scène où Chaplin jongle avec une mappemonde). Chaplin en profite également pour régler son compte à Mussolini et les scènes opposant Hynkel et Napaloni sont parmi les plus drôles du film.
Chaplin évite le piège du sentimentalisme et du mélodrame dans lequel il aurait pu tomber de par le sujet du film ; celui-ci, sous ses allures de comédie, offre une vision assez réaliste du danger que représentais Hitler à cette époque (Chaplin avait vu juste sur certains aspects de sa personnalité et de sa politique).
Le "clou" du film est bien évidemment son discours final. S’il fut un succès en son temps (le plus grand succès public de Chaplin), l'ensemble de la critique de l'époque reprochait à Chaplin ce fameux discours autant sur le fond (trop humaniste pour certains, trop "communiste" pour d'autres !) que sur la forme : le radical changement de ton du film au moment du discours - l'essentiel du film étant dans le registre du comique burlesque et de la satire - véritablement sérieux et porteur d'un message politique. Il représente sur le plan technique un tour de force puisque Chaplin est à l’image pendant un temps exceptionnellement long (près de six minutes) au cours duquel il s'adresse directement au spectateur. A ce moment là, le barbier laisse la place à Charles Chaplin lui-même. Cette scène est extrêmement puissante, pleine de courage et de lucidité : un véritable acte politique engagé.
Le Dictateur a permis à Chaplin de se surpasser dans la satire burlesque et de signer une oeuvre d'une rare intelligence et d'une réelle audace ; un véritable témoignage d'amour pour l'homme et la liberté en même tant qu'un pamphlet exemplaire contre toute forme de fascisme.
Critique tirée du site dvdklassik