Pour son premier film en langue étrangère, Yorgos Lanthimos opta pour les décors naturels de la côte ouest de l’Irlande. Un choix judicieux dans la mesure où le monde fantastique qu’il dépeint ressemble étroitement au nôtre. Il s’agit d’une sorte d’univers parallèle où la médecine, et les rapports sociaux ont suivis d’autres embranchements. Ancien publicitaire, Lanthimos, le plus cynique des grecs après Diogène, affectionne les ralentis et l’image soignée pour mettre en perspective les difformités de ses microcosmes.
Peu après « Canines », mais avant la basse cour de « La favorite », Lanthimos donne au bestiaire une place prépondérante. En effet, toute personne qui ne remplit pas les conditions de vie en société est tout bonnement métamorphosée en l’animal de son choix. Toutefois, l’aspect fantastique s’éclipse vite pour une allégorie sur les maux de nos sociétés modernes. Ces transformations sont physiques bien évidemment, mais avant tout morales, car la faculté de raisonner, de se projeter dans l’avenir s’estompe lorsque l’individu est métamorphosé. Être une bête, c’est vivre au jour le jour. La société libère l’Homme de sa sauvagerie originelle. Mais sommes nous libres pour autant ?
Fraîchement divorcé, le protagoniste est interné dans un centre où il est sommé de trouver l’âme sœur dans un délais de 45 jours. En cas d’échec, il sera transformé en homard, un animal qu’il affectionne. C’est par l’intermédiaire de cet hôtel luxueux que nous découvrons cette société analogue à la nôtre. En cet internat pour célibataire, la bisexualité n’est pas possible pour la simple raison qu’elle ne rentre pas dans les cases d’une logistique bureaucrate ne tenant aucunement compte des individualités. Au cœur de cette société, les rapports de séduction sont régis par un trait caractéristique qui définit chaque pensionnaire. Ainsi, le boiteux ne semble pouvoir nouer de relation qu’avec une personne qui dispose d’un handicap similaire au sien. Pire, une certaine ascension sociale est décrite. Par une anecdote, nous apprenons qu’une épouse a été rejeté pour la simple raison qu’elle n’était titulaire que d’une Licence alors que la nouvelle conquête de son mari possédait un Master. La mise en avant excessive d’un trait caractéristique est tellement superficielle que toute relation en devient absurde. Comment résumer la complexité d’une personne en un seul signe distinctif ? Comment valoriser une spécificité au sein d’un rapport de séduction lorsque les codes vestimentaires et sociaux sont identiques pour tous les pensionnaires ? En effet, le protagoniste ne peut que revêtir des costumes identiques avec comme seul choix possible la couleur blanche ou bleue de sa chemise. Un ensemble agrémenté d’un cadenas de chasteté entravant toute jouissance individuelle.
En un théâtre de l’absurde, les méfaits de la solitude sont mis en scène. Le formatage passe par l’esprit, mais aussi par le corps. Un pensionnaire coupable de masturbation sera brûlé à la main, l’endroit par lequel il a péché. Les rapports de séduction sont similaires au démarchage. L’une propose une sexualité débridée pour sauver sa peau, l’autre s’invente un caractère qui n’est pas le sien. Ceux qui parviennent à « s’aimer » ne sont pas libres pour autant. En effet, la psychologie au sein des couples est examinée par la direction de l’établissement. Cette violation de l’intimité peut sembler exagérée, mais elle ne diffère pas foncièrement des interminables auscultations psychologiques auxquels les couples de notre monde bien réel sont soumis dans le cas d’une procédure d’adoption. De la même manière, la focalisation de la séduction sur une ou plusieurs marques distinctives n’est qu’un prolongement des attributs utilisés par les sites de rencontre en ligne. Il n’y a pas ici une différence de nature, mais une différence de degré. Rationaliser l’amour, le réduire à des cases à cocher est le meilleur moyen d’occulter son éclat. Lors de la première danse du protagoniste, le sang s’échappe du nez de sa partenaire. Cet évènement aurait pu apporter un peu d’imprévu, une lueur d’humanité, mais non, il se converti en un processus descriptif des techniques de nettoyage sur tissu souillé. Une sorte de tue l’amour en somme. En pension, diverses activités sont proposées. Parmi elles, la chasse à l’homme. C’est par cette curieuse discipline que nous découvrons l’autre versant de la société imaginaire.
Le changement est brutal. De la symétrie architecturale de l’hôtel pour célibataires non endurcis, nous passons à la forêt foisonnante où vivent les rebelles. Traqués par la société, ces rebelles constituent une communauté où tout rapport de séduction est prohibé. Il s’agit de l’antithèse parfaite de la société dominante. Par un concours de circonstances, le protagoniste sera amené à côtoyer les deux mondes antagonistes. C’est malheureusement dans le second qu’il rencontrera l’amour. Contrairement aux pensionnaires de l’hôtel, les rebelles peuvent se mouvoir et jouir en toute liberté. À la seule condition que ce soit en solitaire. Tout manquement aux règles instaurées n’aboutit pas ici par une métamorphose, mais à une mutilation à l’endroit même où le péché a eu lieu. Une forme de torture similaire s’applique au sein de deux microcosmes pourtant frontalement opposés. Lors d’une séquence d’infiltration, Lanthimos exacerbe l’absurdité du couple sous la contrainte d’une arme.
Chez les rebelles, musique en solitaire et autres masturbations sont préconisés. Mais sans amour, sans partage, que vaut la jouissance ? Ce simple rapport mécanique au corps ne diffère pas tant de la mécanique de l’esprit pratiquée au sein de la société dominante par l’intermédiaire de conversations d’une futilité absolue. Les rapports de séduction forcés aboutissent au même résultat que les interactions sans sentiments. Dans la forêt, la véritable communication découlera d’un langage des signes improvisé entre les deux amants pour ne pas éveiller les soupçons. Ce langage artificiel est pourtant le seul qui trouve un sens dans le film. Mais à un moment, le naturel revient au galop. Les amants seront démasqués lors d’une escapade en ville, le seul lieu où un rapprochement leur est autorisé par les rebelles pour s’infiltrer. Ainsi, la tentation sera plus grande que le refoulement. Un châtiment corporel aura lieu. Par duperie, la vue sera ôtée à l’amante. Dans un camps comme dans l’autre, la compassion n’a pas sa place. Nous pouvons relever un parallèle entre deux personnages cruels : une pensionnaire de l’hôtel particulièrement antipathique et la leader des rebelles. Dans les deux cas, les personnages seront renvoyés dos à dos et connaîtront un sort funèbre. Car celui qui tient son pouvoir de la cruauté ne le conservera pas perpétuellement.
Plus qu’à l’aide d’une caractéristique commune, l’amour puise sa source dans l’empathie. Une notion qu’aucune des deux sociétés n’est en mesure de proposer. À cause du châtiment évoqué, les amants perdront leur spécificité commune, mais leur passion restera intacte.
Pourtant, le final est paradoxal car le protagoniste se crève les yeux ou du moins envisage de faire (un mystère du montage) pour se plonger dans le même état que son âme sœur. Rapprocher les êtres par le seul prisme du trait en commun est ridicule. Cela en dit long sur les interactions au sein de nos sociétés modernes.
Toutefois, il ne faut pas occulter la nature empathique des rapports amoureux qui se fondent sur la compréhension et sur un horizon commun, donc sur une certaine convergence entre deux êtres.
Certes, l’amour est aveugle, mais il tire profit des autres sens.