DOUCE FUREUR
Après Fissures (2011), Hicham Ayouch revient avec de nouveaux personnages à fleur de peau, écorchés par les troubles de l’existence. Fièvres explore la rencontre électrique de Benjamin, 13 ans, adolescent colérique et provocateur, et de Karim, père mutique et maladroit. Deux générations et deux mondes s’entrechoquent ainsi dans une cité anonyme, où la poésie apaise un temps la violence des cœurs. Une plongée délicate dans les affres de la solitude, où les pulsions mortifères ne s’éteignent jamais…
Être incandescent, Benjamin bouillonne de colère comme sous l’effet des Fièvres du titre. Loin d’une mère emprisonnée, l’adolescent teste la résistance de son nouvel entourage, par ses propos amoraux et ses actes provocants. Face à un père qu’il découvre pour la première fois, il frappe sans cesse là où ça fait mal, avec une volonté sadique évidente. Mais la provocation grossière ne cacherait-elle pas une recherche volontaire du rejet chez un garçon trop souvent laissé-pour-compte ? Le petit délinquant devient alors le pivot d’un film sensible sur l’errance, où chaque individu est enfermé dans sa carapace. Si celle Benjamin vibre sous l’effet de la colère, la coquille du père est plus discrète mais tout aussi lourde à porter, calcifiée par la culpabilité d’avoir condamné son propre frère à la coquille bien réelle d’un corps paralysé. Dans cette ballade bercée souvent par une lumière entre chien et loup, l’énergie contrariée des personnages constitue un fil tendu, un fil élastique dont le retour brutal guette toujours. Pour porter cette tension permanente, Fièvres dispose d’interprètes d’une précision vibrante : le jeune Didier Michon s’affirme avec une justesse épatante, sous le regard bienveillant d’un Slimane Dazi impeccable de retenue et de gaucherie tendre.
Avec force, et non sans humour aussi, Fièvres vient dire la difficulté d’exister quand l’obscurité remplace l’horizon. Il dévoile à mi-mot le malaise de ne savoir trouver sa place dans un environnement pourtant bienveillant, la douleur sourde d’un sentiment permanent d’imposture. Entre éclats de voix et mutisme, le mal-être prend des formes divergentes dans un duo père/fils arbitré par des grands-parents désabusés, dans l’intimité d’un HLM tranquille. Loin de l’imagerie classique de la banlieue, l’écriture de Fièvres oublie les passages obligés, pratiqués encore dans bien des fictions récentes (des confrontations frère/soeur de Bande de filles aux égarements entre deals et boîtes de nuit dans Qu’Allah bénisse la France). Hicham Ayouch prouve pourtant que rien est « obligé », en traçant une voie singulière par un récit concentré sur les êtres, et non sur les représentations sociales. Dans ce cinéma de l’état d’âme, la poésie sert de respiration sensible lors des rencontres entre Benjamin et Claude (Tony Harrison), marginal au verbe envoûtant. Mais elle se niche aussi dans l’ardeur des regards, le traitement chromatique des décors, le tempo de la musique, pour composer un essai métaphysique où la noirceur prend le visage d’un ange.
Âpreté et douceur se conjuguent pas à pas, plan après plan, dans ce film où chaque instant de clarté cache une obscurité prochaine. Sur cette partition délicate, Hicham Ayouch joue les équilibristes, mais ne tombe jamais de son fil. Le jeune cinéma en France, c’est aussi un bel essai poétique comme celui-là.
Carole Milleliri (pour Clapmag)