Ceci n'est pas un film d'aventure
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Dans les grands films d'aventure, la Nature dévore les hommes. D'Aguirre englouti dans l'Amazonie chez Herzog, à la dérive mentale de Kurtz dans la jungle viet d'Apocalypse Now de Coppola, ou les hallucinations désertiques du Sorcerer égaré de Friedkin... En réalité, l'aventurier est-il dévoré par l'enfer vert ou par sa propre hubris?
Film Conradien par excellence (auteur de Au Cœur des Tenèbres, dont est librement adapté Apocalypse Now), chez qui l’aventure se caractérise par la fin des illusions romantiques de jeunesse, cet enchantement prometteur et menteur de l'ailleurs toujours déçu dans l’épreuve du reel, le film s'applique à montrer les évènements tels quils sont avec un réalisme tranquille, offrant aux paysages le temps de prendre toute leur démesure: le combat contre la nature est perdu d'avance, mais pas celui contre soi. James Gray dessine ici les contours de la mélancolie de l’aventurier, en reprenant son thème cher de l'individu qui s'extrait de sa condition sociale.
C'est la grande réussite du film, épique et intime, qui représente tous les mouvement qui animent notre explorateur anglais, Percy Fawcett: son attente est condition de l'espoir, du désir, et enfin, de l'agir. Un spectacle qui examine courage et renoncements, dont la beauté du récit tient à sa construction en trois actes inattendus, où la représentation de ces tensions n'obéit pas au drame traditionnel: Exposition/Element perturbateur/resolution. Il illustre plutot l'impératif de Beckett 'Échouer, échouer encore, echouer mieux.» . Personne ne reussit tout ce qu’il entreprend, en ce sens nous sommes tous des ratés. Mais la leçon ici est que nous ne sommes pas tous des aventuriers, seul celui poursuit et ordonne ses efforts dans sa vie mérite ce titre. Nous sommes maître commencement de l'aventure, mais pas de sa fin.
La réalité de l'aventurier est transformée, la nature qui lui resiste le désoriente, ruine sa raison. Seuls deux choix s'imposent à lui avant qu’il ne soit trop tard, revenir au point de départ ou revenir à l'état sauvage. Telle est l'ulltime paradoxe de la survie; moins vivre ou perdre son humanité. S’il n’ya pas d’aventure sans danger de mort, c’est encore le moindre des maux comparés à ceux là. Ne plus risquer sa vie, c'est déjà commencer à mourrir. Au début du film, notre héros résume ce danger avec un toast ‘To death,the best source of life'
Après le semi échec de sa première expédition, nous reviendrons à Londres. La solitude du découvreur n'est jamais plus grande que face à l'étroitesse d'esprit de ses contemporains. Dans une belle scène de conférence publique autour de ses découvertes, Fawcett devra supporter la huée de ses confrères parcequ'il évoque l'hypothèse d'une civilisation précolombienne antérieure à la notre.
Il partira ensuite trois à autres occasion, deux en colombie et une en France, mobilisé pour la Premiere Guerre Mondiale...
Je suis maître que du commencement de l'aventure, mais pas de sa fin. Ulysse devient Pénelope, avoir le courage de toujours recommencer son ouvrage.
Cet amer constat sera fait au prix de nombreuses souffrances, dans une scène déchirante, sa femme s'élève contre l'injustice dêtre privée de cette aventure et réduite au rôle de mère au foyer. Le film ne fait pas l'économie du sacrifice de la famille, et cest là quil est grand. Rare, pour ce genre viril où le héros est souvent un modèle de solitude résignée, conviction de l’isolement souvent confondue avec une certaine idée de l’indépendance à la Thoreau. Percy Fawcett sera privé de sa paternité, de voir grandir ses enfants (il rate la naissance de son second fils), de les élever et d’apprécier l’affection des siens. Son ainé ne le reconnaitra pas a son retour du premier voyage et lui demande s'il est bien son père.
‘What kind of fool am I to abandon my family like this?’ se demande-t-il ému au coeur de la jungle.
La relation la plus émouvante et inattendue sera donc avec son fils. Bien entendu, son obsession sera transmise en héritage à celui-ci, qui voudra comprendre pourquoi son père lui a préféré ses expeditions à le voir grandir, enfance dont il a souffert pour laquelle il critique vivement son père.
Le dernier chapitre nous offre un recommencement épique. Le talent troublant de Gray de conjuguer reconstitution anthropologique réaliste avec un rythme presque documentaire, et la maîtrise maniériste de la photographie du génialissime Darius Khondji, dont le clair obscur des torches enflammées dans la jungle bleue confine à la transe onirique, ainsi que la musique de Christopher Spelman qui s’élève sous la lune, et l’enchantement se produit. On est comme nos explorateurs, soudain saisit par une melodie émise au loin derriere les feuillages, etonnés de trouver une representation d’opéra au coeur de nulle part plus tot dans le film. Le surgissement esthétique est une des récompense pour le voyageur audacieux. Mais à quel prix.
Si le cinéma est l'art qui a pour matière la durée, le film d'aventure (ou dans une moindre mesure le film d'action), explore une modalité du Temps.
C'est que l'ennui est là où se révèle justement la réalité du temps, et c'est l'enjeu central de ce film : saisir des manières de vivre le temps, qui le plus souvent passe, qui, le plus souvent, se cache derrière les passe-temps. Jankelevitch nous apprend que l’aventure n’existe pas, qu’elle est une façon que nous avons de vivre le temps:
"L’Aventure, l’Ennui et le Sérieux sont trois manières de considérer le temps. Ce qui est vécu, et passionnément espéré dans l’aventure, c’est le surgissement de l’avenir. L’ennui, par contre, est vécu plutôt au présent : certes l’ennui se réduit souvent à la crainte de s’ennuyer, et cette appréhension, qui fait tout notre ennui, est incontestablement braquée vers le futur ».
Ceci n'est pas un film d'aventure mais un film sur l'aventure.
Elle n’existe peut-être pas pas. Sauf au cinéma.
"Nous vivons du poison dont on meurt. »
- Vladimir Jankélévitch
« On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage
qui vous fait, ou vous défait » Nicolas Bouvier
"Elle est là
Elle va au-delà du bien du mal
Je connais sa loi sans lendemain
Ça m'est égal, demain est loin
L'aventure c'est l'aventure
Elle est pareille à l'amour
Elle est en moi pour toujours"
- L’aventure c’est l’aventure, Johnny Hallyday