En 2013, Edgar Reitz enrichit sa fresque historique d'un diptyque fascinant : Chronique d'un rêve - L'Exode, soit près de quatre heures de film en noir et blanc dans le dialecte du Hunsrück, région montagneuse de la Rhénanie-Palatinat et de la Sarre.
En 1842, la misère (Das Elend) a gagné la patrie, le foyer (Die Heimat) ; elle pousse les habitants du Hunsrück à fuir vers un autre pays (Das Elend, par étymologie) pour trouver le bonheur (Die Heimat, par extension). Voilà tout l'aspect intra et intersubjectif de la problématique de l'émigration résumé par l'opposition entre deux termes ; il est d'ailleurs dommage que le titre original, Die Andere Heimat (L'Autre Heimat), réduise la marge d'interprétation du spectateur. Et quelle langue magnifique, même dans son parler paysan, que l'allemand, injustement dénigré par la redoutable masse des hispanisants.
Jakob, le narrateur, s'émerveille lui de la richesse lexicale des Amérindiens, dont une tribu désigne par exemple le vert de vingt-deux façons différentes, prétexte à une touche chromatique1. Coiffé d'une plume, un récit de voyage à la main, le cadet de la famille Simon rêve de quitter le Vieux Continent pour rejoindre le Nouveau Monde, au terme d'un voyage dont les conditions épouvantables sont rapidement évoquées ; tout empreint de romantisme, il se passionne pour l'ethnologie et la linguistique, ce qui amène l'explorateur Alexander von Humboldt à lui rendre une brève visite à la fin du film, sous les traits du réalisateur Werner Herzog.
Mais la déception de Jakob se révèle à la hauteur de l'espoir qu'il couche par écrit en catimini, afin d'échapper aux coups de fourche de son père analphabète, dans son journal qui pourrait s'intituler : Vivre avec son temps, mais pas au bon endroit. L'oiseau migrateur est abattu en plein vol par ces quelques paroles, définition de la piété filiale selon Brel :
"Et puis il y a la toute vieille
Qu'en finit pas de vibrer
Et qu'on attend qu'elle crève"2
Pour les amarres larguer.
Le fardeau parental change en effet de porteur lorsque l'aîné, Gustav, décide d'engager son chariot lesté de sa femme, Jettchen, dans la file en direction du Brésil. Il n'emporte alors de ses deux Mathildche3, l'enfant et la machine à vapeur qu'il a conçues puis enterrées, que le souvenir douloureux : la déception du narrateur, condamné à l'hiver, se révèle surtout à la hauteur du désespoir qui meut son frère.
Or, le talent d'Edgar Reitz réside précisément dans sa capacité à introduire de la fiction dans une démarche clairement historique ; la période ou l'événement qu'il couvre, la société qu'il dépeint, ne le sont qu'au travers du quotidien d'un homme, Jakob, d'une famille de forgerons, les Simon, et d'un village, Schabbach. Choix révélateur, puisqu'il lui permet, d'une part, de se pencher sur le rejet de l'individualisme en milieu rural, d'illustrer la distinction établie par Tönnies entre Gemeinschaft (la communauté) et Gesellschaft (la société)4 ; d'autre part, de prouver que les petites gens s'intéressent aux affaires du pays, sinon du monde, à l'instar du vieil oncle presque sénile qui chantonne : "Par les montagnes, arrive la République tada !"
Qu'importe qu'en 1842, la République soit bloquée quelque part dans les Ardennes : même les paysans de la région du Hunsrück, récupérée par la Prusse dès la chute du Premier Empire, crient "Liberté !" -en français dans la version originale. En parallèle de la revendication des droits civils et politiques, dits de première génération, les innovations technologiques se diffusent petit à petit dans les villages ; elles font ainsi prendre conscience au père du "bon à rien" de l'intérêt de savoir lire un manuel.
Et pour revenir au style du réalisateur, Schabbach constitue sans doute le meilleur exemple de la synthèse qu'il opère entre fiction et histoire, dès lors qu'il se dégage du lieu, malgré le réalisme bluffant du travail de reconstitution, une atmosphère fantasmatique, résultat d'une photographie très douce et d'une bande son envoûtante composée par Michael Riessler.
1. Le procédé est visible sur l'affiche.
2. Jacques Brel, "Ces gens-là", 1966.
3. Vilaine variante germanisée de mon prénom germanique.
4. Ferdinand Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft, 1887.