Avant toute chose, pour mieux comprendre la structure éclatée du film de Ben Wheatley qui risque de laisser plus d'un spectateur sur le carreau, il convient de jeter un petit coup d'oeil sur l'oeuvre de J.G. Ballard.
Jusqu'alors auteur d'une SF disons plus classique et rêveuse autant sur le style que sur le fond, Ballard publie en 1969 ,"La Foire aux atrocités", son livre le plus difficile à appréhender. Sans réel début ou fin, totalement expérimentale, la narration est clairement inspirée de celle fragmentée de l'auteur américain William Burroughs. Quelques années plus tard, son triptyque "La Trilogie du Béton" (dont "High-Rise" est le troisième roman) reste sous cette influence des oeuvres de Burroughs mais dans une moindre mesure, Ballard n'en conservant que certains codes de non-linéarité pour continuer de développer son propre style qui fera sa renommée.
En ce sens, au vu de sa filmographie où le réalisateur s'amuse souvent à jouer avec la structure même de ses longs-métrages pour mieux "perdre" le spectateur dans les thématiques qu'il aborde, Wheatley apparaît comme un choix contemporain parfait pour retranscrire la narration si propre à Ballard sur grand écran.
Écrit en plein âge d'or d'une architecture brutale où les HLM se mettaient à pulluler, "High Rise" prolonge le questionnement éternel de son auteur : jusqu'où l'Homme influence-t-il son environnement avant que ce dernier se mette à influer sur lui à son tour (et vice-versa) ?
Ici, l'Homme va construire un immeuble se voulant utopique, un monde autonome, extrêmement haut, qui reproduit le système de castes sociales de notre monde horizontal de manière verticale en fonction des étages occupés (les plus riches dans les sommets, les plus pauvres dans les bas-fonds). Forcément, ce monde construit sur nos propres aberrations sociales et inégalités de richesse ne va pas tenir, les besoins qu'ont les riches de se distinguer des pauvres et ceux qu'ont les pauvres d'accéder à des ressources qui leur sont interdites par une élite va amener à une régression totale des habitants de l'immeuble. Cet environnement construit par la propre main de l'Homme va engendrer un retour à une société primitive où la barbarie et la violence vont être exacerbées, marquant la fin de toutes inhibitions sociales. L'utopie se transforme ainsi en complète dystopie, un régime totalitaire où l'humain revient à ses racines les plus primaires et bestiales pour améliorer sa condition à tout prix.
Ben Wheatley épouse donc la non-linéarité partielle du récit de Ballard pour nous présenter ce microcosme, reflet de notre monde en condensé, en train de partir en vrille. Cela marche parfaitement pendant la première partie, le fonctionnement par ellipses permet de nous faire découvrir tous les contours de cette micro-société et ses déviances jusqu'au point de rupture. On observe par l'oeil d'un nouvel habitant, un médecin, Laing (Tom Hiddleston, excellent), les différents étages de l'immeuble et leurs occupants tels des rats de laboratoire avec un délicieux humour noir caractéristique de la satire voulue par Ballard.
Mais lorsque cet environnement infernal devient littéralement un enfer, la narration choisie va perdre étonnamment de sa force sur tous les plans. La temporalité confuse, le manque de liant entre les séquences et la profusion de personnages empêchent de s'impliquer véritablement dans la montée en puissance des affrontements malgré une imagerie sur la folie bel et bien réussie, la satire perdant aussi considérablement de son mordant en se diluant dans l'ensemble. Par exemple, les habitants ne contactent jamais le monde extérieur sur leur situation et continuent d'aller au travail chaque jour comme si de rien n'était avant de revenir le soir se battre comme des animaux, ce paradoxe très drôle n'est que trop rapidement abordé dans le film et enlève une partie de sa force au propos (voire le rend aberrant auprès d'un public qui découvre cet univers par l'intermédiaire de ce film).
Foutraque comme pas permise, cette deuxième partie fait figure de déception malgré une approche formelle convaincante et souvent sublime dans sa violence. Surtout du côté des plus riches où leurs comportements bestiaux couplés à leur amour du superficiel donnent les scènes les plus démentes du film.
Mais quelle est la morale de "High Rise" dans tout ça ? Est-ce une banale histoire de révolution sociale où les pauvres prendraient le pouvoir sur les riches ?
Non, bien sûr que non... "High Rise" est d'un pessimisme quasiment complet en ne remettant jamais en cause la verticalité du système qu'il démontre. Il n'y aucun idéal révolutionnaire chez les habitants les plus pauvres si ce n'est celui, médiocre, d'atteindre les étages supérieurs des riches encore bien pires. Seuls les quelques personnages les plus individualistes comme Laing et Charlotte (Sienna Miller), connaissent une évolution intérieure en restant principalement observateurs des évènements et en nous permettant à nous, spectateurs, d'assister au développement de cette régression primitive au sein d'un corps social entier.
Au final, on se retrouve comme le concepteur de l'immeuble joué par Jeremy Irons, à rechercher dans les plans de la construction quel paramètre ou détail a bien pu engendrer une telle catastrophe alors qu'au fond de lui, il sait qu'il n'a fait que répéter les erreurs inévitables d'un monde plus vaste.
C'est aussi un peu le cas de Ben Wheatley qui, en reproduisant fidèlement le système narratif du roman, a pu faire un long-métrage qui fonctionnait parfaitement pendant sa première moitié mais un grain de sable a grippé la machine à mi-parcours et elle n'a jamais réussi à s'en remettre, s'usant, perdant une grande partie de sa force et ne sachant plus trop quoi délivrer (en fait, la deuxième partie aurait vraiment gagné à être racontée de manière plus linéaire, la violence des actes commis n'en aurait été que plus dense et pertinente quelque part).
Il en résulte donc une adaptation esthétiquement très réussie (on pense à Kubrick, Cronenberg, Roeg,...), à l'ambiance claustrophobe et teintée d'une folie indéniable mais boîteuse dans ce qu'elle veut tenter de transmettre au spectateur, les non-initiés à l'univers si particulier de Ballard risquent même de passer carrément leur chemin. Dommage...