"Something in the way" est la dernière piste de l'album "Nevermind" : avec cette ballade simple, réduite à deux accords, Kurt Cobain enterrait toute la révolte grunge dont il fut, bien malgré lui, le symbole. Il y a "quelque chose sur le chemin", disait le refrain, et il est difficile de ne pas y repenser en voyant les derniers plans - magnifiques - de Palo Alto : un garçon roulant à contresens sur une autoroute, tandis qu'un autre s'enfonce, à pied, dans la nuit. Le film de Gia Coppola, qui paraît d'abord très doux, presque fade, s'achève dans les mêmes limbes que celles de Last days ou Paranoïd Park : le chemin sombre qu'emprunte Teddy (Jack Kilmer) et l'autoroute sur laquelle fonce Fred (Nat Wolff) sont de nouvelles images de la ballade de Cobain et du teen spirit dépressif qu'elle porte. Sur la route, il y a quelque chose qui gêne. Et tout le film de vouloir saisir cette gêne de l'adolescence, toujours la même, celle du premier baiser, de la première expérience sexuelle, du premier chagrin d'amour. Rien de neuf donc, dans Palo Alto, si ce n'est la surprise de découvrir que c'est toujours aussi beau. Le film n'est pourtant pas sans défauts: à force de privilégier les ellipses (notamment dans les scènes de sexe), il peut paraître trop doux, trop délicat, on pourrait presque dire qu'il est lui-même gêné. Lorsqu'il s'agit par exemple de raconter le dépucelage d'April (Emma Roberts), la séquence se découpe en très gros plans presque abstraits, lorsqu'Emily fait une fellation à Teddy, on ne voit que les cheveux de Jack Kilmer et le plan suivant nous montre Emily se faisant un bain de bouche. Le moment sexuel est désinvesti, ramené à des détails insignifiants (une culotte en coton, un pendentif), comme si toute sensation en était perdue. On pourrait donc reprocher au film de refaire, après Spring breakers et Nymphomaniac, le constat d'une chair éternellement triste, s'il ne s'intéressait, sous ses apparences de petit bonbon un peu fade, à quelque chose de plus essentiel: loin d'être réduit aux scènes de sexe, le "no feelings" passe aussi par le langage. Tous les personnages parlent une langue qui rappelle beaucoup celle des filles de Springbreakers: une langue où tout est fun. Lorsque Fred sort du lit d'Emiliy après qu'il aient fait l'amour, il conclut: "It was fun". Même chose lorsqu'April rappelle à Teddy le moment où, ensemble, ils ont gravé sur un arbre: "It was fun". Ce fun, le cinéma de Sofia Coppola n'a jamais cessé d'en contempler la surface, en le nimbant d'une tristesse affectée, transformant ses coquilles vides (Scarlett Johanson dans Lost in translation, Elle Faning dans Somewhere) en petites poupées mélancoliques. La grande qualité de Palo Alto - au regard des films de Sofia Coppola - est de faire fondre peu à peu ce vernis pour donner à voir quelque chose de glacé et d'amer. Et si le dernier mouvement du film est si beau, c'est parce que les personnages sembler se lasser eux-mêmes de la petite musique qu'ils ont jouée, révélant enfin leurs angoisses et leur solitude. Des liens superficiels qui se sont tissés entre eux, il ne reste rien à la fin de Palo Alto, malgré le "I love you" que Teddy a enfin le courage d'adresser à April. Les mots semblent avoir perdu leur pouvoir performatif, ils sont devenus aussi absurdes que le dilemme que se pose Fred ("to be a gay or a girl") avant de fondre en larmes. Libéré du fun, de son langage comme de son imagerie, le film peut alors foncer dans le noir.