Une furieuse fuite en avant en Amérique Centrale, Sin Nombre, une plongée dans l’univers de la littérature britannique classique, Jane Eyre, un composé de huit épisodes policiers légendaires, True Detective, Cary Joji Fukunaga aura déjà démontré son talent conséquent bien avant de s’embarquer aux cotés de Netflix dans l’aventure Beasts of no Nation. S’attaquant frontalement au douloureux postulat des enfants soldats prenant part aux conflits civils africains, le cinéaste livre là son film le plus cossu, son film le plus percutant, révélant une indiscutable qualité à sa fondre dans la masse de n’importe quel sujet, de n’importe quelle culture. Fukunaga apprivoise son environnement, l’Afrique noire désenchantée, à la manière du plus informé des documentaristes, tissant la toile dans laquelle sera prise le tout jeune Agu, exilé puis enrôlé dans les rangs d’un milice sanguinaire sous le joug d’un commandant nous faisant, in fine, penser au célèbre colonel renégat d’Apocalypse Now. La guerre appelle la guerre, la violence engendre la violence. De cela, sans compromis, Beasts of no Nation, se nourrit, nous livrant un récit sordide d’embrigadement, de déchéance et de perte d’espoir et autres illusions.
Nous immergeant profondément dans son univers tribal, le film ne laisse que peu d’échappatoires à un public en manque d’attaches à nos valeurs. A ce titre, le seul personnage blanc que l’on veut bien nous montrer sera une femme hagarde, derrière les vitre d’un convoi, contemplant, sidérée, une centaine de gamins, armés jusqu’aux dents, affublés d’improbables accoutrements. Sans concession, le destin de l’enfant au centre du récit se verra chamboulé à jamais, alors même qu’en voix off, le petit tente d’imaginer une rédemption. Tout basculera définitivement lors d’une scène difficile où il sera forcé d’ôter une vie, non d’un coup de feu, mais à grands coups de machette. Sans brûler les étapes, initiation, mysticisme, combat, Cary Joji Fukunaga peint patiemment ce portrait choquant d’une enfance volée, d’une montée de violence sans bornes, à laquelle nous ne distinguons pas d’échappatoires. Seul un certain mysticisme rédempteur nous permettra, au final, de sortir la tête du trou.
Idris Elba, formidable commandant, psychopathe aux travers évoqués mais jamais explicitement exhibés, dirige d’une main de fer son escadron de la mort juvénile, arme à part entière d’une révolution politique comme il y en a des dizaines. L’acteur incarne là le centre de l’univers pour ces gosses et autres âmes égarées. Il est le mal et le sauveur, le bon père et le tortionnaire. L’acteur, talentueux, endosse ici le costume d’un individu ambivalent, rôle délicat qu’il maîtrise à la perfection. Mais la star n’est pas le clou du spectacle tant il se fait voler la vedette, somme toute assez logiquement, par le jeune Abraham Attah, gamin prodigieux qui livre à chaque seconde une prestation déchirante. Entre peur, joie, il y en a peu, et colère, le garçonnet est immense face à la caméra d’un réalisateur, accessoirement directeur de la photographie, qui sait rendre hommage aux talents de ces comédiens. On soulignera, au passage, les sublimes décors naturels dans lesquelles évolues ces âmes en peine.
Mais finalement, outre toutes ses qualités et particularités, la principale source de curiosité de Beasts of no Nation provient du fait qu’il soit le premier film produit par Netflix. Ce sublime drame guerrier ne sera dès lors visible que sur la plateforme du géant américain, ravissant les abonnés et faisant rugir les puristes des salles obscures, qui pour le coup, manqueront sans doute l’un des meilleurs films de l’année. La VOD, l’ennemi de certains, l’ami des autres, divise. Vers quoi se dirige-t-on? Quand sera-t-il du cinéma dans les dix ans à venir? Beasts of no Nation pose clairement cette question, déroulant une multitude de qualités, s’affichant comme un film majeur ne prenant, commercialement parlant, pas le même chemin que les autres. Quoiqu’il en soit, alors que pullulent dans les salles une multitude de produits formatés, d’œuvres insignifiante à seuls vocation commerciale, ce film débarque sur Netflix le 16 octobre 2015 accompagné d’un bruit de tonnerre, offrant peut-être l’opportunité aux cinéphiles qui veulent sortir des sentiers battus une toute belle alternative à la morosité du Box-Office. Moi, j’adhère complètement sachant que Netflix ne fixe que très peu de limites aux artistes travaillant sous son joug. Brillant. 17/20