Cary Fukunaga, le Tiers-Monde (expression datée que je réutilise comme pour la mettre en parallèle avec ces personnages oubliés du temps, qui vivent à quelques heures de vol de chez nous sans peut-être même soupçonner la sécurité de nos vies), et le parcours d'un personnage meurtri par la violence de son environnement, dont il doit embrasser l'horreur sous peine de la subir. Si l'association ne vous disait rien avant de voir Beasts of no Nation, ou si elle vous a plu (le verbe plaire est à manier avec délicatesse, s'entend) devant le premier film 100% Netflix, je ne saurais trop vous recommander Sin Nombre, petite merveille où le jeune réalisateur américain s'attaquait au sujet des maras (gangs tentaculaires d'Amérique latine) à travers la rédemption d'un de leurs membres et la lutte des migrants qui en fuyaient la violence. Disons-le tout de suite : je préfère de loin Sin Nombre à Beast of no Nation, parce qu'il réussissait à conjurer son horreur par un espoir qui lui insufflait sans souci une humanité terriblement touchante. Ici, le sujet était, il faut le reconnaître, beaucoup plus délicat à manier et à orienter vers une vision claire. Trop politique, le film se serait sans doute condamné au cliché et à un exercice de bonne conscience davantage préoccupé par son sens moral que par la réalité brute de la situation et le sort de ses personnages. Au contraire, un aspect purement documentaire m'aurait énormément dérangé, d'une part parce qu'il aurait prétendu donner un accès direct, par son simple intermédiaire filmique, à une réalité que l'on ne connaîtra bien entendu jamais sans l'avoir vécue par soi-même. Enfin, répéter le traitement romancé de Sin Nombre (que je ne trouvais pas grossier et roublard, parce qu'il se signalait tout à fait comme une décalque rêvée et embellie d'une réalité sociale dont il laissait deviner la noirceur sans prétendre pouvoir en retranscrire toute l'horreur) me paraissait aussi compliquée : si, bien que peu probable, la rédemption d'un marero et sa fugue du gang qu'il avait intégré me parait possible, la situation des enfants-soldats d'Afrique noire me parait encore plus inextricable. Pris dès leur plus jeune âge dans un engrenage qui les brise totalement et confrontés à une guerre qui n'est plus que leur ultime horizon, ces enfants sont des êtres brisés, pour qui la rédemption est sans doute impossible parce qu'ils ne se sont jamais structurés complètement. Il n'est donc pas tellement étonnant de voir Beasts of no Nation ne pas expliciter de propos et demeurer comme interdit, dans les limbes d'une tristesse insensée. La bande-son, par exemple, est un très bon marqueur de cette mise en retrait de Fukunagu, qui laisse aller son récit de lui-même : son seul affleurement extra-diégétique est un même thème assez court, planant, et repris tout au long du film à intervalles assez espacés. Comme un morceau d'innocence flottant quelque part au-dessus du récit, ce morceau est le syndrome de tout ce qui a été arraché et qu'on ne saura sans doute jamais recoller. La scène finale, qui voit les enfants-soldats regagner la mer pour y jouer, témoigne d'une tentative sans doute illusoire de noyer cette perte et cette salissure dans un infini de pardon ou d'oubli. Le problème, c'est que ces moments poétiques se font rares, puisque ce sujet est si délicat à manier sans le faire mentir d'une façon perverse. Le reste du temps, le film est parfois choquant, mais quand même un peu trop cantonné à un programme qu'on imagine facilement à l'avance. La mise en scène de Fukunaga maintient cependant Beasts of no Nation à flots : sa stylisation sonne pour le coup comme une preuve de modestie (évitant le style ultra-documentaire essayant de frapper par un aspect naturaliste, comme si les images pouvaient révéler toute la noirceur de la réalité) et ondule elle-aussi avec incertitude entre plages calmes et moments bien plus travaillés, comme si la caméra refusait de se poser et n'était jamais que l'ombre des personnages, porteuse à leur place de toute la tristesse des événements - tristesse que, pris dans la peur et leur embrigadement, ils ne ressentaient pas encore tout en l'augmentant à chaque instant par chacun de leurs actes. Je retiens par exemple cette splendide séquence où un jeu de filtres fait virer la végétation du vert tropical au mauve, comme si la guerre était devenue trop lourde à filmer sans lui donner un soupçon d'irréel, une touche presque florale de recueillement. Bref, bien qu'assez prévisible et peut-être encore un peu trop réaliste, Beasts of no Nation a le défaut de sa principale qualité : il raconte précisément et de façon honnête une horreur pour laquelle il n'y a, au final, rien d'autre à faire que de l'appeler par son nom.