Mommy, le cinquième film de Xavier Dolan, se situe dans un Canada fictif où il est devenu possible d’abandonner ses enfants à l’État définitivement et sans conditions. Après avoir été viré du dernier centre fermé qui l’acceptait encore, Steve, 15 ans, doit retourner chez Die (diminutif adulescent de Diane, qu’elle n’a jamais abandonné), sa mère. Entre ces deux êtres au caractère bien trempé, la relation oscille en permanence entre conflit et affection débordante. Pendant un temps, Kyla, une voisine et ancienne prof, va se lier avec eux et leur apporter un équilibre précaire. Mais le retour du réel, via les conséquences retardées d’un ancien acte de violence de Steve va les entraîner dans une spirale dramatique.
La première chose qui frappe le spectateur qui connaît un peu l’œuvre de Dolan est l’importante symétrie entre Mommy et le premier film ("J’ai tué ma mère") du jeune réalisateur, qui n’avait que 19 ans à l’époque. Deux histoires de mère et de fils qui s’aiment autant qu’ils s’insupportent mutuellement, deux histoires de pensions et de centres fermés, deux histoires de rejet par le fils et d’impuissance de la mère. La symétrie se situe dans le changement de point de vue : du regard du fils de « J’ai tué ma mère » on passe à celui de la mère de « Mommy ». Pour un film doté d’un tel titre, rien que de très normal, évidemment !
La deuxième chose qui nous étonne est le cadrage. Dolan a choisi une image carrée, n’occupant guère plus d’un tiers d’un écran habituel, à l’exception de deux brefs moments seulement où le cadre s’élargit. Il s’agit du seul passage du film où tout semble aller bien, et d’une séquence de rêve. Dans les deux cas, le retour à la réalité misérable se matérialise par le resserrage oppressant du cadre. Le procédé est bien trouvé, mais il faut néanmoins le supporter pendant quasiment deux heures et demi. On comprend que l’intention de Dolan visait à cadrer ses personnages et leurs visages au plus près, qu’ils remplissent quasiment tout l’écran, afin de transmettre un maximum d’émotions par leur jeu d’une grande intensité. Mais le résultat est surtout qu’on a l’impression d’un film entièrement tourné sur l’écran d’un téléphone mobile, d’autant que l’étalonnage lorgne du côté des virages au goût douteux d’Instagram. Il semble que Dolan voulait manifester un refus du cadre large car il romantise l’action ; de toute évidence, le résultat fait extrêmement quotidien-prosaïque, vie-de-tous-les-jours. On appréciera la réussite technique pour ce qu’elle est, tout en détestant l’oppression de cette image à œillères.
A part lors de rares plans larges, les acteurs, dont les prestations sont absolument remarquables (indéniablement, Dolan aime ses acteurs et en tire des choses puissantes), sont donc cadrés au plus près, afin de nous inonder de leurs émotions. En plus du travail indiscutable de son image (qu’on aime ou non) Dolan utilise un son très précis, aux aigus bien détachés et à volume élevé afin de nous toucher par tous les sens à sa portée. Et cela marche très bien. Pendant tout le film, le spectateur a une impression de proximité immédiate et de partager l’intimité des personnages. Et c’est là que le bât blesse le plus. Mommy dégouline d’émotions et de sensations, il nous noie dans son utilisation hyper-efficace de grands succès de musique populaire (Wonderwall, White flag, Vivo per lei, On ne change pas, etc). On vous défie par exemple de ne pas avoir de frissons pendant l’emblématique scène de la cuisine. Mommy nous submerge d’effets, nous englue par son émotivité épidermique et anesthésie en nous toute distance et toute réflexion. Pas étonnant que Cannes ait adoré. Les commentateurs reprochent souvent quelques erreurs de jeunesse à J’ai tué ma mère ; pourtant, ce dernier montrait une maturité et une intelligence étonnantes que, paradoxalement, on ne retrouve pas dans Mommy
Malgré cela, tentons d’examiner un peu le fond du film. Pour l’essentiel, il s’agit d’un portrait de paumés vivant à la petite semaine, s’accrochant pour survivre dans un environnement auquel ils ne savent pas s’adapter. Si l’on adopte le point de vue du film, on dira que le monde s’acharne contre eux. La première partie décrit les dysfonctionnements de cette famille monoparentale déséquilibrée. Pendant toute la deuxième partie se forme et se renforce le duo ambigu entre Die et Kyla, rivale dans l’affection quasi-amoureuse de Steve ; à plusieurs reprises, la situation ressemble furieusement à un fiston avec ses deux mamans. Dolan est trop malin et trop bon réalisateur pour que cela soit un malencontreux hasard ou une interprétation tirée par les cheveux. Cela dit, il ne fait jamais basculer Mommy dans le ménage à trois ni le prêchi-prêcha moralisateur.
Et c’est probablement là que réside la faiblesse du film. Dolan a tellement d’affection pour ses personnages qu’il refuse d’émettre un quelconque jugement moral et nous le dénie aussi quasiment. Avec son absence de distance, il nous impose l’empathie et nous demande de comprendre, mais pas de juger. Ce qui est commode. Tout est acceptable, quand on ne cherche qu’à comprendre. Y compris cette fausse famille et son quasi-inceste. Y compris aussi la fin du film. ATTENTION SPOILERS – ATTENTION SPOILERS – ATTENTION SPOILERS.
Même si celle-ci contient une certaine ambiguïté. D’un côté, Die abandonne objectivement son fils car celui-ci pourrit sa vie ; elle va littéralement se le faire enlever par des hommes en blouse blanche dans un hôpital. Comme un avortement, le sang en moins. Mais on la comprend tellement, cette pauvre Die privée d’existence à cause de son fils envahissant. D’un autre côté, les deux dernières scènes surprennent. La première montre un face-à-face entre Kyla et Die où celle-ci manifeste un déni de ses propres actes qui laisse d’abord pantois, avant de révéler que c’est la seule protection qu’elle a trouvé pour gérer la violence de son acte. La seconde montre Steve tentant d’échapper aux hommes en blouse blanche et courir vers une fenêtre. On ne sait trop s’il s’agit d’une aspiration à la liberté ou d'une tentative de suicide, mais la joie que son visage exprime en courant nous ferait pencher pour la première interprétation. Oui, ce fils veut vivre, envers et contre tout, et le film semble légitimer cette aspiration. Voilà donc deux scènes allant complètement à rebours du discours dominant sur l’avortement, et qui nous amènent à nous demander si Dolan, dans son aspiration à la sincérité, a vraiment pris conscience de ce qu’il montre. Étant donné que le reste du film se situe à un niveau épidermique, on peut en douter.
FIN DES SPOILERS – FIN DES POILERS – FIN DES SPOILERS.
Au-delà d’une réalisation à l’esthétique puissante qu’on peut aimer ou détester, et d’interprétations d’une qualité indiscutables, Mommy reste un pur trip émotif et sensitif, trop long pour ce qu’il a à montrer, et trop premier degré pour prendre la pleine mesure de son message, sauf à voir en Dolan un improbable mélange de progressiste et de réac.