Rocky Balboa a-t-il un héritier ? Et s’il en a un, qui est-il ? Si l’on s’en fie aux échos dithyrambiques de la presse à sa sortie et d’une partie non négligeable du public qui lui a ensuite fait un triomphe, il semblerait que ce soit ce CREED. Tel Clint Eastwood dans le fabuleux GRAN TORINO, qui préférait voir sa relève dans un personnage d’une autre ethnicité que lui plutôt que dans sa propre famille, Balboa verrait davantage le rejeton de son ami et adversaire Apollo Creed lui succéder plutôt que le sien. Cette réponse donnée par Ryan Coogler, qui vient s’immiscer dans cette saga vieille de quarante ans jusque-là principalement conçue par Sylvester Stallone, pose de sérieux problèmes. Elle révèle par son développement maladroit à quel point CREED est un film de son temps faisant de Rocky Balboa la dernière victime de cette vague nostalgique qui abreuve les spectateurs du monde entier avec des « films doudous » confortables et réconfortants.
INDIANA JONES, DIE HARD, JURASSIC PARK, TERMINATOR, THE THING, les versions « live » des personnages immortalisés par Disney, GHOSTBUSTERS,… Autant de variations grotesques et désincarnées de mythes cinématographiques puissamment évocateurs. La liste est longue mais, de façon surprenante, elle n’incluait pas Rocky il y a encore quelques mois. Pourtant celui-ci était loin d’être le dernier à avoir été le héros d’aventures dont la création avait été parfois motivée par des raisons pécuniaires. Cependant, ce qui garantissait son intégrité et la pertinence de sa progression était l’implication de Stallone car l’acteur se servait de cette figure pour partager et traduire cinématographiquement sa vision du monde, ses états d’âme et son regard lucide sur son parcours professionnel et personnel pour le moins chaotique.
CREED est donc problématique à plus d’un titre puisque il s’agit de l’épisode qui vient déposséder Stallone de son Rocky. Malgré la sincérité de Coogler qui a avoué en être un fan, le cinéaste ne peut y insuffler la même force que Stallone. Ainsi, son choix de détourner la franchise en l’abordant d’un point de vue alternatif - celui d’Adonis Creed - aurait pu être intéressant s’il ne se révélait pas si rapidement comme étant une fausse bonne idée. En effet, Coogler échoue en permanence à trouver une place adéquate pour Rocky au sein de son intrigue et se montre sacrément nébuleux quant au positionnement du jeune « rookie » par rapport à ce bloc légendaire incarné par Stallone. A l’image des fils d’Indy et de John McClane qui ne sont pas parvenus à s’imposer dans l’inconscient collectif, il est fort probable que ce Creed, jeune rebelle supposé représenter les valeurs ardemment défendues par son mentor, n’y demeure pas sur le long terme.
La preuve la plus évidente est que l’accueil élogieux du film ne le mentionne jamais, à l’inverse de Rocky et de son interprète qui sont de toutes les conversations, prouvant par là leur intemporalité et leur droiture. Car à l’inverse de la démarche de FURY ROAD et de STAR WARS VII, CREED demeure résolument rivé sur un passé qu’il est condamné à reconvoquer sempiternellement, inapte à proposer un avenir novateur à ce monde fictif préexistant qu’il a entre les mains.
Adonis Creed n’est pas un héros fédérateur comme l’est Rocky parce qu’il se contente de suivre une voie tracée par ses prédécesseurs au lieu de choisir la sienne (c’est l’immense paradoxe d’un film dont le personnage principal refuse pendant une bonne partie du récit de porter le nom qui lui a été légué) et vient d’un milieu social aisé qui le coupe des réalités de la majorité de son public. Là où Rocky parlait aussitôt à une jeunesse américaine brisée par une décennie tragique, désireuse de retrouver cet idéal qu’était le rêve américain avant qu’il ne soit perverti par le Vietnam, le Watergate et une succession de révoltes désillusionnées, Creed n’est qu’un « copycat » ne renvoyant à rien de ce que ressent la jeunesse actuelle, si ce n’est à cette culpabilité honteuse et terrifiée d’être née après une génération de légendes qui la contraint à les imiter afin de se complaire dans l’illusion rassurante que le monde n’a pas changé.
Du coup, Adonis reste un être sans repère, que ce soit lors de la première demi-heure ou de son triomphe ultime. Il souhaite se montrer digne du nom de son père, tout en s’en démarquant, pour calquer son chemin sur celui d’un autre et finir par porter le caleçon de son paternel pendant le combat final alors qu’il se relève sous un thème musical triomphal qui n’est pas le sien… mais celui de Rocky. Du coup, on en vient à se demander de qui hérite vraiment Creed ? Cette inconstance se retrouve d’ailleurs dans la mise en scène tape-à-l’œil de Coogler qui jongle entre des plans séquences immersifs et des effets de style télévisuels comme l’arrêt sur l’image et l’apparition de textes extra-diégétiques. Pas à une contradiction près, Coogler aborde la franchise avec le cahier des charges du film indépendant engagé tout en passant par tous les clichés ampoulés du récit commercial. Il entend insuffler une modernité aux décors de ROCKY tout en y repassant avec la vénération d’un pèlerin extatique à l’idée d’y poser sa caméra. Il souhaite proposer un nouveau héros mais le coince dans une légende préexistante afin de le transformer en double amoindri de cette légende.
Cette indécision se ressent inévitablement sur le traitement de Rocky. Si Stallone demeure impérial en Rocky Balboa, notamment lors d’une séquence où l’acteur du poignant COPLAND nous rappelle que son regard suffit à porter tout l’accablement du monde et que sa gueule burinée est l’une des plus fascinantes qu’une caméra ait pu contempler à ce jour, cela n’occulte pas l’arrière-goût désagréable d’inachevé, d’amertume et de déjà-vu. Inachevé parce que la sous-intrigue portant sur son combat contre le cancer est intégrée trop tardivement, très artificiellement, et est traitée superficiellement pour n’être conclue que partiellement. D’amertume parce que Stallone, d’abord réticent face à ce projet, se voit doucement écarté de son univers.
De déjà-vu enfin parce que Rocky avait eu précédemment droit à un dernier tour de piste duquel il était sorti fièrement, sur ses deux pieds. Avec CREED, il revient mais n’apporte aucune pierre supplémentaire à l’édifice. Il n’accomplit rien puisque le combat de sa maladie est soigneusement tenu à l’écart et sa conclusion n’est qu’esquissée, et il se contente donc de trainer sa vieille carcasse mélancolique afin d’appuyer le cher sous-texte de Coogler sur la transmission, l’héritage et le rapport entre les générations qui fait tant mousser la critique et qui amène à présent cette dernière à reconsidérer Stallone et la saga ROCKY. Un mal pour un bien peut-être, mais on ne pourra que s’attrister de voir le grand comédien être officiellement reconnu pour son rôle le plus inoubliable alors que celui-ci est en bout de course.