Tout d'abord, posons les bases de cette critique : premièrement, je juge ici les 2 parties comme un ensemble logique, cohérent; l'ensemble artistique de l'oeuvre dans son entièreté et non pas ce découpage qui, à mon avis, sert des desseins purement commerciaux. Deuxièmement, il faut savoir que j'aime beaucoup le cinéma de Lars von Trier et la manière qu'il a d'utiliser sa vision du monde sombre, voire parfois carrément nihiliste (avec un sens de la nuance tout de même) pour en faire jaillir des éclats de beauté inespérés. Enfin, ce qui nous mène à l'amorce de la critique à proprement parler, je comprends PARFAITEMENT que l'on ait pu détester, ou au contraire, adorer ce film, fait rare et révélateur. Personnellement, je pense qu'il s'agit d'un des ouvrages les plus faibles de Trier, sans que ce dernier démérite vraiment. Explicitons : sans développer le scénario plus que nécessaire, il faut savoir que la perspective de Joe, contrairement à ce que l'on aurait pu croire, n'est pas décrite de manière brutale, hystérique ou bien encore réellement "choquante". Pour la première fois dans son cinéma, Trier se fait extrêmement narratif et didactique et ose même renouveler son approche classique en donnant un ton presque humoristique (surtout dans la 1ère partie) ou du moins une ironie très amusée à chaque situation et à chaque chapitre. Cette forme s'incarne dans le parti-pris du scénario, celui d'opposer le conte, la représentation, donnée par Joe, au regard extérieur d'un personnage qui est vierge de toute connaissance de ce premier personnage dans une espèce d'hommage aux dialogues philosophiques du XVIIIème siècle marchant sur le même principe, affirmant d'autant + les racines littéraires des références von Trierienne et la "littéralité" des descriptions et des analogies qu'invente le film. Seligman, qu'on pourra tantôt assimiler au réalisateur (cultivé, passionné de littérature et de classique, jugeant tendrement Joe comme un bon moraliste se doit de le faire...), tantôt au spectateur (dubitatif par rapport à une trop grande "romancisation" [néologisme habile '-'] des faits parfois énoncés par Joe), sert ainsi à développer les échanges philosophiques, politiques et moraux du film, à créer un contrepoint à la vision nihiliste de Joe, sur les autres, sur la vie, mais aussi sur son parcours ! Seligman produit aussi, surtout dans la 1ère partie, des comparaisons explicites et visuelles à chaque scénette de Joe, qui contribuent à accentuer le caractère parfois "léger" du film par rapport à son sujet, mais aussi à introduire la nature "pédagogique" du film. Il est intéressant de remarquer que cette relative "explication de texte" constante s'estompe au fur et à mesure : de l'initiation, on passe à la mélancolie, à l'élégie, à la poésie voire au déchirement, qui sommeillaient depuis le départ. Trier invente constamment de nouveaux moyens expressifs, comme il en a l'habitude, d'où résultent quelques scènes édifiantes de majesté telle que la "reconstruction" du corps composite de Jérôme à travers des parties des passagers d'un train (idée géniale), ou cette scène de Vaudeville inédite et grotesque avec Me. H, ou bien encore la scène des "bites de nègre" (je ne vois pas comment l'appeler autrement vu le propos du film '-'), toutes inventives et jamais vues, servant le propos magistralement. Malheureusement, le dispositif qui sert de moteur à Trier montre certaines limites. A commencer par la conclusion, qui sonne comme l'antithèse de tout ce que l'on a pu nous expliquer depuis le début. Cette fin, abrupte, durant laquelle Seligman
tente finalement de baiser Joe, alors qu'il s'était dit asexué, et que cette dernière le tue froidement
, nous ramène à une certaine forme de réalité, coupée de la représentation fictive qui opérait depuis le début dans l'échange des idées, sombre, radicale... NIHILISTE ! C'est ici que la nature même de Trier reprend le dessus, balayant du revers de la main l'espoir et l'humanisme qui auraient pu subsister, au final, d'un conte presque merveilleux, pour ramener à la nature mauvaise de l'Homme comme Hobbes ou Nietzsche avaient pu la percevoir (
Seligman n'est-il d'ailleurs pas à assimiler dans une des pistes de lecture à la figure du Malin, qui écouterait sagement sa proie, qui ferait fie d'écouter Joe, d'être son thérapeute, pour ensuite abuser d'elle
). Tout comme une fin du monde type Melancholia, ce sont des gravats et des ruines, des ténèbres que naissent la lumière, la beauté artistique salvatrice et clémente (comme en témoigne la magnifique scène du lever de Soleil, dont une seule tache de lumière fugitive apparait sur le mur de briques grisatre de la maison Seligman). Ce revirement scénaristique symbolique n'est pas un défaut intrinsèque, loin de là, mais la lourdeur avec laquelle Trier l'amène ici est significative du défaut principal qui irradie à travers tout le film : le manque de finesse dans le propos. Abandonnant la pureté de représentation de Melancholia et la perversité totale et l'hystérie d'Antichrist, Trier n'arrive plus à s'émanciper du caractère schématique de son film et de son propos, et tout le système de contrepoint que nous avons énoncé, ainsi que l'humour, n'arrivent pas toujours à rattraper le côté "assommant" du message. Le film manque LITTERALEMENT d'un caractère plus tortueux dans son intrigue, qui brouillerait plus intelligemment encore la part de réel et d'imaginaire de l'histoire ainsi que les points de vue et les motivations de chaque personnage. La fin, elle, est beaucoup trop abrupte pour être crédible et il est aisé d'imaginer une conclusion qui suivrait la même piste, mais élaborée de manière bien plus fine, par la synecdoque et le hors-champ ou le changement de point de vue... Ce n'est pas tant le scénario qui pêche, en définitive, mais la frontalité du film et sa mise en scène, qui ne sont pas assez finement déployées, que ce soit dans le microcosme du coeur d'une scène, ou même dans sa structure générale, pour être parfaitement justifiées et appréciées complétement. Restent quelques scènes magnifiques, des acteurs tous géniaux, une utilisation astucieuse de la bande-son, par touche (Rammstein à fond les ballons quand il faut, musiques classiques figuratives et intradiégétiques par instants, etc...), un système cinématographique qui distille un mystère constant (on ne lâche jamais et les 4 heures passent TRES vite à tel point qu'on se demande ce à quoi ressemblerait le film s'il n'avait pas été censuré, avec 1 heure et demi retirée '-') et une toile symbolique plutôt complexe. Un Trier qui mérite largement d'être vu, mais assez maladroit sur la forme, et pour la première fois, ponctuellement provocateur de manière assez gratuite x).