Adapté librement de la nouvelle "L‘hôte" d’Albert Camus, nous dit le générique. Et libre, il fallait vraiment l’être, pour tirer d’un texte aussi court (moins de 10 pages) la matière d’un long-métrage. Jacques Ferrandez, l’auteur de BD, s’était déjà confronté à l’exercice en 2009, signant un album magnifique et très fidèle (mais le format s’y prêtait sans doute davantage), hors cette scène inventée de toute pièce : l’instituteur au milieu de ses élèves, s’assignant une double tâche, enseigner et distribuer des vivres aux familles dans le besoin. La nouvelle de Camus se déroule dans une école déserte, isolée par les rigueurs de l’hiver. Le narrateur omniscient y expose les pensées de son personnage, tandis qu’un gendarme progresse vers lui, puis plus tard, quand il héberge le prisonnier que celui-ci a laissé à sa garde. Le voyage auquel se résoudra finalement l’instituteur, emmener son "hôte" vers la prison, tient quant à lui peu de place, une seule page, la dernière. C’est ce récit ellipsé par Camus que David Oelhoffen a décidé de distendre, une marche « loin des hommes » où l’instituteur solitaire et le meutrier qu’il doit livrer vont apprendre à se connaître. Camus ne dit rien dans son texte de la guerre qui vient d’éclater, comme si son vacarme n’avait pas encore atteint les hauts plateaux. A peine quelques allusions qu’il faut chercher dans les mots du gendarme. Mais David Oelhoffen fait le choix inverse, montrer ces montagnes arides pour ce qu’elles sont, un maquis où se rassemblent déjà les groupes de la guérilla et où les traquent les militaires français. Il s’agit moins d’inventer des péripéties pour tenir la distance (1h40 quand même) que de redonner au texte de Camus le background qui l’avait inspiré, celui d’un pays au bord de l’abime, une humanité gâchée par les hommes. Viggo Mortensen est très convaincant dans le rôle de l’instituteur, fils de manœuvres espagnols - arabes pour les français, français pour les arabes – et qui n’a d’autre patrie que cette Algérie où il est né. A ses côtés, prisonnier sans menottes, homme sans courage qui va se révéler peu à peu, Reda Kateb est d’une densité rare. De film en film, et sans esbrouffe, il est en train de prendre une sacrée place dans le cinéma français. La sienne, juste la sienne, où il ne fait de l’ombre à personne, mais voilà ce type inspire les cinéastes. Oelhoffen ose pour lui un dénouement différent de celui qu’avait prévu Camus, et on n’y voit bizarrement aucune trahison. Le réalisateur va même conclure son film par un emprunt à une autre nouvelle, "La Dernière Classe" d’Alphonse Daudet dont il gomme le sous-texte patriotique, ne gardant que la force bouleversante des adieux. "Loin des hommes" est un miracle d’adaptation.