Il y a, dans Greta comme dans le récent Ma, ce même vertige de la solitude maternelle qui dit quelque chose de nos vies numériques, de nos histoires téléportées à distance par le biais du téléphone portable et qui sont manipulées par une femme comme allégorie d’un temps ancien sur le point de disparaître : une danseuse classique et pianiste esseulée sème des sacs à main dans les rames de métro dans l’espoir de remplacer son enfant, de répéter en réalité les sévices qu’elle lui fit endurer jadis. Le classicisme d’un côté, la modernité de l’autre, avec en apparence aucun point de contact : la jeunesse s’élève dans des tours, la vieillesse reste cantonnée au rez-de-chaussée et adopte des chiens malheureux dans les chenils du quartier. En creux se construit donc peu à peu une réflexion sur l’incapacité d’une femme à conserver le lien qui l’unit à la communauté tant humaine que familiale, et sur la lutte qu’elle est prête à accomplir pour garder auprès d’elle les réincarnations éphémères de son enfant. Pour donner vie et corps à ce traumatisme, Neil Jordan aborde son récit à la manière d’un conte, ce qui constitue sa plus grande qualité artistique – pensons à la sublime Compagnie des Loups –, et offre à Isabelle Huppert un rôle d’ogresse particulièrement réussi, dans la continuité de son rôle tenu dans le film d’Anne Fontaine, Blanche comme Neige. Alors certes le film enchaîne les situations téléphonées voire improbables – l’antagoniste semble douée d’un pouvoir de téléportation, tant ses apparitions et disparitions surprennent par leur incongruité –, certes il ne réinvente rien, ni la structure à clefs d’une trajectoire dont nous connaissons d’emblée tenants et aboutissants, ni la forme que les errances des protagonistes occasionnent en son sein, mais il a le mérite d’incarner une forme de malaise contemporain, celle de la distance qui sépare les êtres et qui déclenche, chez Greta, le besoin brutal de se voir comblé, redoublée ici par le décès de la mère de Frances, la jeune femme qui porte en son nom les origines du mal puisqu’on y entend la nationalité de son adversaire. Film joueur mais lourdaud, dont la démence meurtrière de son héroïne éponyme est assez mal travaillée, Greta fait résonner dès son titre la Gretel du conte, une Gretel inversée qui interroge néanmoins sur le degré de folie véritable d’un personnage déterminé à se raccorder au monde d’aujourd’hui, ainsi que sur les retranchements dans lesquels l’isolement peut conduire, aussi extrêmes puissent-ils être.