Très bon documentaire, d'une étonnante richesse sociologique, humaniste, esthétique. Tout empreint d'une lucidité et d'une émotion peu communes. Ce "Paris vu du sol" vaut d'abord pour son point de vue, à hauteur des hommes et des femmes qui vivent dans la rue. Claus Drexel leur porte une attention sans condescendance, directe et juste, tandis que Sylvain Leser, photographe de métier, ici chef op', réalise une merveille de travail en termes de cadrage et de lumière. Travail qui, loin d'esthétiser la misère, confère aux SDF une dignité magnifique, donne à certains une aura parfois mystérieuse, comme à ce Henri barbu dont le portrait fait songer à celui d'un saint errant, issu de la peinture espagnole du XVIIe... Ce travail fait sens également par une science des contrastes (entre la beauté lumineuse du Paris des cartes postales et les ombres crasseuses où s'abritent les sans-abris) et une attention aux détails symboliques, parfois ironiques ou cruels (une SDF est assise près du panneau d'une exposition dédiée aux dinosaures et à la notion d'évolution...). Mais surtout, ce travail accompagne superbement les mots des uns et des autres, en accentue la clairvoyance ou la folie, le tragique ou la drôlerie. On les écoute parler de leurs difficultés au quotidien, celle de trouver un lieu où se poser sans déranger et sans être dérangé, celle de ne jamais recevoir de réponse au problème qui les maintient dans la rue. On les écoute parler de leur insécurité, de leur lutte de corps et d'esprit contre la tentation de l'abandon, de leur vie sans famille, sans sexualité, de leur sommeil sans rêve. On écoute Wenceslas expliquer, dans un langage admirable, qu'il se déplace avec une encyclopédie et réalise tous les matins une revue de presse. On écoute Alexandre disserter sur la régression de l'homme et le progrès technologique. On écoute Christine, dans un coin de rue, s'extasier devant une "si belle neige" et demander au réalisateur s'il n'a pas froid. On écoute Jeni, bien perdue dans un discours incohérent, évoquer soudain les couleurs des fleurs...
On n'avait jamais entendu tout ça, dit comme ça. Alors, certes, ces SDF n'ont pas été choisis au hasard ; ils ont tous une présence ou un propos intéressant. Drexel n'est pas allé sonder les pires déchéances de ce monde en marge. Mais chaque témoin du documentaire exprime à sa façon, avec une force poignante, une facette de ce qu'est la vie dans la rue. Cette force poignante suffisait pour conclure le film sans avoir besoin de convoquer Puccini et son lyrisme emphatique. Petit bémol dans une partition générale remarquable.