Le thème général de ce film au climat oppressant est un lieu commun au cinéma. En effet, la vengeance a déjà été abordé a de maintes reprises sur grand écran et sous toutes ses formes, du célèbre et controversé "Un Justicier dans la Ville" avec Charles Bronson à l'excellent "I Saw the Devil" du sud-coréen Kim Jee-won, en passant par bon nombre d'autres titres... L'auto-justice, et les dangereuses conséquences qui en découlent, donne souvent naissance à des réalisations profondément noires et ambiguës soulevant moult dilemmes moraux : se faire justice soi-même, est-ce une bonne chose ? Trouve t-on véritablement la paix une fois qu'elle est accomplie ? Jusqu'où cela peut nous entraîner ? Demeure t-on encore un homme lorsque l'on succombe à ses pulsions les plus bestiales ? Dans un pays, les États-Unis, où la libre-circulation des armes pose question, Dwight, le vagabond du présent film campé par Macon Blair (parfait inconnu du grand public qui se révèle au passage vraiment très impressionnant), va l'apprendre à ses dépends. Lui qui n'est plus tout à fait un homme de toute façon depuis plusieurs années, celles où il a ruminé cette vendetta, seul, détaché de tous et de toutes formes de vie sociale. Sale, rachitique, la barbe hirsute et le regard hagard, ce paumé erre dans sa vieille Pontiac qui lui sert également de foyer, sans presque jamais desserrer la mâchoire, tel un mort-vivant, un être invisible s'étant volontairement mis dans l'ombre dans l'attente de retrouver la lumière que lui apportera la vengeance. Enfin c'est ce qu'il pense... Le fait de vouloir punir de sa main un criminel tout juste remis en liberté ne va pas redonner un soupçon de sens à sa vie dénuée de la moindre once d'humanité. Bien au contraire.
La vraie révélation de "Blue Ruin", le surprenant Macon Blair et sa mine sans cesse déconfite, est de (presque) chaque plan du film. Car si l'intrigue n'a pas grand chose de réellement novateur, ce personnage retors, obscur et continuellement à bout de souffle lui apporte énormément de poids. Sa progressive évolution au fil des minutes, de sans-abri crasseux et traumatisé à apprenti-assassin aussi déterminé que maladroit, va de paire avec sa lente et irréversible descente aux enfers. Lentement, le voile se lève autour de lui, sur ce qu'il a été, sur cet événement qui l'a si profondément marqué, sur ce qui motive son courroux... N'ayant jamais cherché à se reconstruire, il est quoiqu'il arrive dans une impasse, et ce n'est pas le sang versé qui lui fera retrouver son chemin. Cet anti-héros à la fois pathétique et attachant se retrouve à vouloir se venger de gens dont il n'est finalement pas si différent. Car c'est souvent là toute l’ambiguïté de la loi du Talion : on finit par ressembler à ceux que l'on veut punir.
Jeremy Saulnier fait tourner tout son récit autour de ce vengeur et ça marche plutôt très bien car nous avons là un personnage complexe, fourni, et donc pour ne rien gâcher, interprété avec beaucoup de conviction. Ce thriller indépendant a tout petit budget révèle non-seulement le talent de comédien de Macon Blair, mais aussi celui de réalisateur de Saulnier. Maîtrisée de bout en bout, sans jamais céder à l'esbroufe, avec une lumière remarquable et des compositions toujours soignées, sa mise en scène affûtée au rasoir monte elle aussi progressivement en intensité, à l'instar de son protagoniste central. On sent de la part de Saulnier un amour et un respect profond pour le film de genre, un certain souci du détail qui lui confère un réalisme accru et une efficacité saisissante. L'ombre du cinéma violent, froid et naturaliste de Micheal Mann (surtout celui des premiers temps, comme "Le Solitaire" ou "Le Sixième Sens") plane souvent ici. L'atmosphère qui règne est délétère, d'une noirceur sans fin ; et la tension lors de certaines scènes est étouffante. Quelques-unes sont même proche du virtuose. Tout comme Blair, qui est d'ailleurs son meilleur ami, Saulnier est un talent à surveiller dans les prochaines années.
Même si l'on sent un grand soin et une réelle envie de bien faire, "Blue Ruin" n'est (évidemment) pas parfait. Mais les quelques maladresses à recenser font aussi partie de son charme quelque part. Elle colle avec la dimension réaliste voulue par le cinéaste. On pourra lui reprocher d'être assez inégal par instant, ou même une trop grande complaisance avec la violence, toujours filmée de façon frontale. On pourra aussi lui reprocher le fait de brusquement devenir très (trop?) bavard et explicatif sur la fin alors que jusqu'ici il s'efforçait d'être énigmatique et taiseux. On pourra encore lui reprocher de manquer de surprises, puisqu'il n'est pas si difficile de deviner le final, forcément tragique. Mais ce thriller brutal, désespéré et délicieusement cynique offre une réflexion sous-jacente sur l'absurdité de la justice par sa propre main, problème typiquement américain, et est, à l'inverse de Dwight le vagabond, loin d'être exempt d'humanité et d'émotions. Sans forcément révolutionner les codes, il leur apporte un souffle novateur et plutôt juste qui ravira l'exigence des amateurs de films de genre.
Retrouvez toutes mes critiques, analyses et avis sur ma page Facebook et mon blog, CHRONIQUE MECANIQUE. Merci !