Attention, auteur à suivre ! En s'attaquant à un genre forcément bordeline, le film de vengeance, en le débarrassant de ses poncifs bronsoniens et de son glamour tarantinesque, en l'effeuillant pour n'en conserver que l'essence pure, Jeremy Saulnier signe avec "Blue Ruin" une œuvre dépouillée, plus visuelle que verbale mais aussi plus viscérale que contemplative. Une œuvre bien servie par une très belle photo dont Saulnier s'acquitte lui-même et par une écriture implacable et imparable (Saulnier toujours, hé bé !) qui dresse un portrait saisissant de cette Amérique obsédée par les armes et les liens familiaux. Forcément, quand on mélange les deux, ça pète... Les flingues et la famille, c'est aussi la base du western dont on retrouve un peu l'ambiance dans "Blue Ruin" à travers le portrait de la famille Cleland présentée comme un clan digne des Clegg de John Ford dans "Le Convoi des Braves" ou des Burdette d'Howard Hawkes dans "Rio Bravo" et à travers le parcours de Dwight, le héros (?!) solitaire. Attention, acteur à suivre ! Dans le rôle de Dwight, Macon Blair est absolument bluffant. L'évolution de son personnage s'accorde à l'évolution de l'action et sa performance d'acteur est en totale harmonie avec la réalisation de Jeremy Saulnier. On le trouve d'abord en marginal mutique en errance autour des quartiers résidentiels dans un superbe début de film dépourvu de dialogues. Ensuite, autour de quelques scènes d'une grande sécheresse et d'une grande précision, il se mue en justicier/vengeur déterminé dès qu'il apprend que le meurtrier de ses parents a été libéré puis, "justice" faite, il troque ses hardes de clodo, sa barbe et ses cheveux hirsutes pour un look de geek propre sur lui avec raie sur le côté mais un air tout aussi ahuri et semble vouloir revenir à une vie normale. Le problème, c'est que l'acte qu'il vient de commettre va mettre en branle un engrenage inéluctable de souffrances et de violences qu'il n'a visiblement pas su ou pas pu imaginer. Sa détermination à s'y confronter n'en sera pas moins grande, contrebalancée seulement par son inexpérience en matière d'armes à feu. La suite, d'une grande tension, est un modèle du genre avec ses plans de préparation et d'attente d'un ennemi invisible qui font penser à "Assaut" de John Carpenter (inspiré par "Rio Bravo", tiens, tiens). L'ombre des frères Coen plane aussi un peu sur "Blue Ruin" dont l'ambiance noire et glauque évoque "Sang pour Sang" et où une scène d'automédication (si on peut appeler ça comme ça) rappelle celle de "No Country for old Men". Finalement, la seule petite fausse note du film (ou, au contraire, la touche de génie, c'est selon), c'est justement celle qui retentit avec la chanson du générique de fin : alors que pendant 1h30 Saulnier avait pris grand soin d'éviter tout manichéisme, on quitte "Blue Ruin" sur un morceau de Little Willie John au titre ambigu, "No Regrets". Pas de regrets ? Pour tout ce qui est commis dans le film ? Vraiment ? En tous cas, pour moi, pas de regrets d'avoir vu "Blue Ruin". Non. Aucun. Vraiment.