Pour le néophyte le cinéma indien se résume à des films de trois ou quatre heures remplies de dizaines de personnages hauts en couleur dans des histoires aux thèmes proches du vaudeville (famille, mariage, adultère) collant bout à bout plusieurs genres (drame, comédie action) dans une soupe plus ou moins digeste, et des scènes de danse, plein de scènes de danse surtout quand elles sont superflues. Pour l’amateur éclairé, force est de constater que tout ceci se vérifie en général parfaitement dans toute la production de Bollywood (contraction de Bombay et Hollywood).
Ici Lunchbox avec sa « petite » heure quarante de film, son intrigue minimaliste focalisée sur deux personnages et sa grande sobriété de réalisation fait figure d’outsider, à raison puisque l’on est devant un film indépendant hindou. Ça ne veut absolument pas dire qu’il renie ses origines, au contraire l’histoire se passe à Bombay et n’aurait pas pu prendre place ailleurs (ce qui nous épargne l’inévitable remake américain, joie et félicité).
Le scénario se base sur une idée géniale, chaque jour 200 000 lunchbox (plateau déjeuner) sont donnés par les femmes au foyer à des porteurs (pour la plupart illettrés) qui via un code couleur réussissent à les distribuer aux maris de l’autre côté de la ville, avec un taux d’erreur estimé par des études rigoureuses à une sur huit millions. C’est de cette erreur que naîtra notre film.
Ila, femme au foyer dans une relation qui périclite, décide de mettre les bouchés double en cuisine pour essayer de capter l’attention de son mari mais la lunchbox va atterrir chez Saajan Fernandes, un comptable veuf chrétien à un mois de la retraite, à peu près aussi chaleureux qu’un goulag en panne de chauffage. Prenant conscience de l’erreur de livraison, Ila va inclure un petit mot dans la lunchbox du lendemain, une relation épistolaire entre les deux inconnus commence.
Le film avait, a raison, conquis la semaine de la critique de Cannes en 2013. Ritesh Batra signe ici sa première réalisation en tant que réalisateur et scénariste (en général cette double casquette peut faire espérer une certaine cohérence narrative) et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il a frappé fort.
La caméra souvent statique reste focalisée sur le couple Ila-Saajan dans de longs plans contemplatifs pour retransmettre façon cinéma-vérité l’ambiance de cette Inde moderne. De l‘appartement petit bourgeois d’Ila qui se révèle une prison pourrie par les traditions et les usages nullifiant le rôle de la femme au classique « fais-moi un sandwich et tais-toi» au bureau de Saajan ou une armée de comptable travaillent en silence au coude à coude, braves fourmis ouvrières dans cette ville grouillante de métros bondés et enfin sa maison silencieuse et remplies de souvenirs nostalgique de sa défunte femme où il se retrouve le soir pour fumer en regardant la famille qu’il n’a pas à la fenêtre d’en face. Les personnages secondaires sont réduits au minimum, une voix, la vision furtive d’une jambe sur un lit, un nom évoqué. Tout est fait pour que la pause-déjeuner et la lecture des lettres apparaissent comme une bulle de bonheur et de poésie au milieu de cette ville grouillante d’individu où nos deux héros se sentent au final très seuls.
Le film sonne juste grâce à l’alchimie de son duo d’acteurs, Ila incarné par Nimrat Kaur (actuellement un rôle récurrent de la série Homeland, évidemment repéré à l’international par Lunchbox) et Saajan joué par Irfan Khan, à première vue le nom ne vous dit rien mais en gros à chaque fois qu’il faut un Indien dans un film il est là. L’odyssée de Pi, Darjeeling Limited, The Amazing Spider-man ou encore le vrai-faux film Bolywoodien Slumdog Millionnaire l’ont au casting (et on le verra bientôt dans Jurassic World, joie et félicité). Ayant eu le nez fin, il a coproduit Lunchbox en se doutant que le film lui offrirait l’occasion de montrer l’étendue de son talent. Effectivement c’est un des plus beaux rôles de sa carrière et suivre l’évolution du personnage de Saajan que la nourriture d’Ila fait sortir de sa coquille pour redécouvrir le monde qui l’entoure est une des choses les plus touchantes qui m’aient été données de voir ces derniers temps.
Le film est parfois qualifié de « feel good movie » (film bonheur en VF), c’est à dire ces comédies douces-amères proches de la réalité (prenez Requiem For A Dream de Darren Aronofsky par exemple, ben c’est exactement l’inverse) où l’on sort en ayant la sensation d’avoir vu quelque chose de beau, d’intelligent et parfois même de poétique. C’est à peu près vrai même si les thèmes brassés ici sont plutôt sombres, le suicide, les mariages malheureux, l’adultère, la pauvreté, la vieillesse et la mort. Le film conserve un côté amusant, qui tient plus du détail subtil que du gag franc, mais qui permet de garde une certaine légèreté dans l’histoire d’Ila et Saajan. On ne sort pas de Lunchbox indifférent à son charme pour dès lors que l’on accepte son histoire un peu lente, cette relation tout en retenue du type un pas en avant, deux pas en arrière, empreinte d’une beauté nostalgique.
Lunchbox ça se déguste avec délice pour peu que l’on prenne la peine de l’apprécier.