Même quand on n'a de la Chine qu'une vision superficielle, la vision du passager occasionnel, on est frappé par la dureté de cette société. Moi, ce qui m'avait étonnée, c'était le nombre d'écrabouillés sur les routes dans l'indifférence générale. Voyez: un pauvre type est allongé par terre à côté de son vélo renversé. Deux passants arrivent "tu le connais, ce mec là?" "Non". Ils passent alors leur chemin...... Pour ne rien dire, mais ça c'est anecdotique, de la façon dont les autochtones vous bousculent -ils vous piétineraient aussi bien- devant l'entrée de la Cité Interdite.....
Jai Zhang-Ke est le chantre de cette société impitoyable que la "modernité" n'a pas changé -ou, peut être, a empiré. Violence, corruption, exploitation de la femme.... Dans un film presque choral -la liaison entre les quatre histoires, les quatre héros est très ténue- il nous emmène du Nord au Sud, des montagnes arides et glaciales aux grands villes. Il s'est inspiré de faits divers réels, aussi sanglants que sordides, pour tisser son œuvre.
Ce qui a sûrement le plus empiré dans la vie chinoise, c'est l'existence des mingongs, ces travailleurs migrants qui quittent leur campagne pour trouver un emploi industriel; n'ayant généralement qu'un hukou (droit au déplacement) limité à leur région, ils se retrouvent assimilables à des travailleurs sans papier; ils sont donc infiniment exploitables....
Comme toujours, l'image de Zhang-Ke est somptueuse. Des paysages lunaires des hauts plateaux à la masse d'usines crachant leur fumée, l'image est composée, cadrée comme si on était en face d'un panoramique.
La première histoire est sans doute la plus réussie, la plus concise, la plus forte. Dahai (Wu Jiang) travaille dans une mine; lui n'est pas un migrant, il est du village et il sait que le chef de village a vendu la mine autrefois étatisée au privé, une partie des dividendes devant revenir aux villageois.... Depuis, le chef de village, lui, s'est acheté une Audi; les autres villageois n'ont rien vu. Le propriétaire de la mine possède une Maserati..... et un avion privé. Les mineurs sont invités, moyennant un petit cadeau, à aller applaudir le jeune et sémillant propriétaire à sa descente d'avion. Dahai essaye désespérément de secouer ses collègues résignés. Il ose parler au propriétaire, un camarade d'enfance, menaçant de les dénoncer tous en haut lieu. Il se fait tabasser. Alors, il pète les plombs.....
Le même jour, on a retrouvé les corps de trois jeunes assassinés par balle au col qui surplombe le village. Le spectateur, lui, sait que le meurtrier est le migrant San'er (Wang Baoqiang); les jeunes ont voulu le racketter: ils y ont laissé leur peau. San'er qui est en route vers la fête des soixante dix ans de sa mère est une brute qui traverse le pays sur sa moto en semant les cadavres derrière lui.
Xiao Yu (Zhao Tao) a un amoureux qui travaille à Canton. Elle comprend qu'il ne quittera jamais sa femme pour elle. Elle est réceptionniste dans un sauna -en fait, une maison de passe; un jour, un client l'importune, refusant de comprendre qu'elle n'est pas une pute. Elle aussi pète les plombs...;
Enfin, le jeune Xiao Hui (Luo Lanshan) est, lui, typique de la nouvelle génération. Presque un occidental! Il voudrait bien gagner sa vie, sans trop se fatiguer. Jugé responsable de l'accident d'un collègue, il est condamné par le patron.... à prendre sa place et travailler sans salaire tout le temps de l'indisponibilité du collègue, qui recevra le salaire.... Ouais, il y a encore un long chemin avant l'institutionnalisation de la Sécu..... Alors, il s'en va lui aussi sur les routes, un temps serveur dans une de ces maisons de passe luxueuses (voir l'épisode ou ces demoiselles se déguisent pour charmer le client en petites soldates de l'armée rouge, avec mini-boléro sur bustier pigeonnant....) Xiao Hui tombera de plus en plus bas.
Oui, c'est un constat terrible sur ce pays où une très petite minorité profite, seule, de l'enrichissement national. Ou les pauvres sont de plus en plus pauvres, de plus en plus abandonnés. Et où la violence devient le mode banal d'expression de la révolte....
Magnifique. A voir absolument. Absolument.