Etonnant film, diffusant un malaise - supportable - tout du long - le même malaise que donnent les poupées cassées en morceau dans les tableaux de Hans Bellmer, auxquelles la réalisatrice fait consciemment référence, je suppose. Il ne s'y passe rien de spécialement horrible, le film se place et nous place du côté de la famille et ses membres, découvrant chacun à leur manière ce personnage étrange, ce médecin capable de passer du temps sur une poupée de porcelaine, capable d'une certaine affection envers la gamine, capable, mais de justesse d'entendre qu'on lui dise non, capable de se maîtriser quand on le contrarie... Le père est méfiant, la mère, assez contente de rencontrer un compatriote, et la petite fille, dans un rôle qui frôle l'ambiguité mais sans y tomber (ouf), nous donne son regard curieux, sans haine, un peu fasciné sans être dupe... Comme si le docteur aux bonnes manières pouvait faire preuve, avec elle en tous cas, d'humanité, et en recevoir en échange. Nous voilà entre êtres humains. Dérapant parfois. Puis dérapant franchement. Lentement, mais sûrement.
Il ne s'agit pas de folie. Sinon cette bulle qui a claqué dans l'esprit de Menguele et lui a fait oublier que ses joujoux, ses cobayes, étaient "son prochain", des humains, des gens. La distance s'est installée, il est irrécupérable. En plein Berlin ou perdu dans la pampa argentine. Ca ne se voit pas tout de suite. Mais le mal est là. Le mal, c'est cette distance qui fait oublier que l'Autre, c'est moi, que ce qu'on fait à l'Autre, on le fait à soi-même, que nous sommes tous égaux puisque la terre est peuplée de 6 milliards de moi... Le semblant d'humanité auquel on a pu croire, l'espace d'un instant, s'envole. Cet homme a quitté le royaume des humains depuis longtemps, depuis l'apocalypse à laquelle il a participé.
Quelques ellipses un peu rapides : quelle est cette école allemande en pleine Argentine qu'on voit sur les photos, avec la croix gammée en drapeau, ou qui sont ces organisations qu'on devine puissantes sans savoir qui en gère le fonctionnement, et autres détails comme le sort des jumeaux... Mais ce n'est pas un documentaire non plus, et on apprend déjà suffisamment de choses. Ca donne envie d'en savoir plus sur cet eldorado du bout du monde qui a accueilli tant de monde, en un siècle tourmenté (et pas seulement les fuyards nazis).