Le médecin de famille n’est pas, et loin de là, le premier ou le dernier film à utiliser la mythologie nazie comme élément dramatique. Le cinéma européen a en effet largement su depuis quelques années exploité la fascination morbide qu’ont les habitants du Vieux Continent pour la grande tragédie des années 40, tous les angles possibles et imaginables ayant semble-t-il déjà été rebattus, de façon plus ou moins subtile d’ailleurs. Il reste pourtant des chemins de traverse à parcourir : c’est ce que nous propose Lucia Puenzo en délocalisant l’effroi à mille lieux du crime, au fin fond du monde habité.
On savait depuis un moment que l’Argentine avait servi de refuge aux dignitaires nazis passés entre les gouttes. A la différence de quantité de thrillers se servant du nazisme comme d’un ingrédient magique pour leur suspense (Les rivières pourpres et Miserere notamment, tous deux adaptés de Jean-Christophe Grangé), Le médecin de famille ne cherche donc pas à nous cacher quoi que ce soit pour ménager une quelconque surprise, la bande-annonce ne laissant d’ailleurs aucun doute sur l’identité et les activités du docteur Mengele.
Cette possibilité neutralisée, tout l’intérêt du film repose au contraire sur un minimalisme et un classicisme absolus, qui parviennent à installer à l’écran une adéquation parfaite entre le fond et la forme. Lucia Puenzo prend ici le parti de n’installer aucun filtre entre le spectateur et l’histoire qu’elle a la charge de lui raconter, faisant le pari que la monstruosité de celle-ci réside dans son principe même et non dans la façon de la dévoiler.
La mise en scène se fait en effet glaciale dès les premiers instants et ne ménage aucun moment de répit pour respirer, installant par là même un sentiment d'oppression presque physique. La réalisatrice ne convoque pourtant aucun des éléments habituellement utilisés pour acculer le spectateur dans ses derniers retranchements : pas de rappel des actualités des années 40, pas d’analyse psychologique du monstre en présence, pas de longs dialogues sur les conséquences morales de ses actions, … A aucun moment elle ne le fait car elle fait bien plus : en nous montrant à voir l’idéologie nazie en action au cœur même d’une famille prise au piège, celle-ci n’est pas une survivance du passé mais une pensée terrifiante toujours en mouvement.
C’est ainsi en se plongeant dans l’effroyable obsession eugéniste du docteur Mengele, prêt à tout pour expérimenter ses théories racialistes effrayantes, que le film réussit un tour de force. Au moins autant qu’en fusillant et gazant à tour de bras, c’est dans sa capacité à atteindre l’intimité et l’intégrité corporelle même de leurs cobayes que la pensée nazie montre son épouvantable visage. Un phénomène semblant atteindre le film en son sein même, la mise en scène se faisant aussi chirurgicale que le sombre projet du docteur.
Rien ne paraît alors pouvoir sauver le spectateur du terrible spectacle d’une famille livrée tout entière à l'implacable volonté de Josef Mengele. Une impression de piège d'autant plus angoissante que tout semble ici nous dire que cette Argentine du bout du monde, à cent lieues de toute autre âme vivante, pourrait aussi bien être la face cachée de la Lune ou le désert de Gobi. Perdus dans cet immense espace totalement muet, il n'y a pas d’échappatoire possible pour la petite Lilith et ses parents. Un principe de terreur quasi Alien-ien : dans l’espace, personne ne vous entend crier.
Cette angoisse est encore accentuée par la cruauté muette du docteur Mengele, s’exerçant presque imperceptiblement. Une cruauté d’autant plus difficile à regarder en face qu’elle est le fait d’un homme que l’on choisit de nous montrer comme tout à sain d’esprit, du moins en apparence, mais simplement un peu trop passionné de génétique et assez intelligent pour mettre ses sombres théories en pratique. Et c’est peut-être là le véritable tour de force du film de Lucia Puenzo : si le docteur Mengele doit se résoudre à fuir, il nous laisse en héritage les germes de sa sinistre entreprise, comme une preuve de l’impossibilité à vraiment triompher du principe même du mal.
Ce faisant, Le médecin de famille réussit là où nombre d’œuvres consacrées à cet épisode historique échouent finalement, en ayant le courage de réintégrer la « folie » nazie au cœur même de l’humanité, et en refusant de la traiter comme une excroissance ponctuelle et enterrée. Un instrument de réflexion au fond plus utile que cent dénonciations morales sans lendemains.