Jeanne Dielman n’est pas un film facile. L’action se déroule sur trois jours et se focalise sur le quotidien de Jeanne, veuve et mère au foyer, la plupart du temps dans son appartement bruxellois. Le linge, la vaisselle, le ménage, la cuisine remplissent ses journées qui ne s’achèvent qu’avec le retour du lycée d’un fils taiseux, qu’elle élève seule. Il y a les passes aussi, l’après-midi, pendant la cuisson des pommes de terre. Durant ces journées qui ressemblent à toutes les autres, peu de mots sont échangés, peu de musique pour égayer la morne routine. La caméra d’Akerman se concentre exclusivement sur les gestes de Jeanne, rythmant son quotidien comme le film, s’attardant sur leur aspect répétitif, cérémoniel. Ces gestes sont sûrs, ostensiblement sûrs, précis, presque implacables. Ils sont montrés dans leur durée quasi réelle - ainsi lorsque Jeanne fait la vaisselle, dos à la caméra, on la voit laver puis rincer du premier au dernier couvert. Cette gestuelle, orchestrée avec beaucoup de soin, forme une boucle infernale, un rituel qu’on devine immuable dans lequel s’est enfermé le personnage - comme tant d’autres.
Afin de nous faire éprouver ce quotidien très répétitif, Chantal Akerman mise sur la longueur des plans et étire ceux-ci à n’en plus finir. L’attention du spectateur est donc mise à rude épreuve mais cette litanie de gestes est découpée et cadrée avec une telle précision - l’importance des raccords avec ces portes qui s’ouvrent et se ferment, ces lumières qui s’allument puis s’éteignent - que, curieusement, l’intérêt se maintient. A cette série de longs plans s’ajoutent des éléments dont la présence intrigue : le soir, dans la salle à manger, cette lumière provenant de l’extérieur et qui ne cesse de clignoter ; ou encore cette chambre au fond du couloir dans laquelle Jeanne se vend à des inconnus, chambre qui se trouve entre la salle à manger et la cuisine, témoin (ou peut-être juge) des incessants va-et-vient de l’héroïne. Sont-ils le signe d’une catastrophe imminente ?
Et puis vient le moment de bascule, presque imperceptible. Un grain de sable dans cette mécanique du quotidien dans laquelle nous nous sommes lentement mais sûrement laissés embarquer. Tout va se dérégler dans la vie de Jeanne et qui, à part nous, peut s’en apercevoir ? Car c’est dans les infimes détails de cette mécanique, qu’on a vue parfaitement huilée, que va se situer une fêlure, peut-être jusque-là évoquée de manière très lointaine, presque abstraite. A compter de cet instant, la tension sera de tous les plans : un bouton de robe de chambre qui n’a pas été correctement attaché, un couteau qui tombe, un regard un peu absent… Que se passe-t-il dans la tête de Jeanne ? Serait-elle en train de sombrer ? Que cache cette fragilité qui s’incarne soudainement dans les tout petits détails de sa monotone existence ? Et c’est précisément là que le génie d’Akerman nous éclate à la figure. C’est parce que la radicalité de sa mise en scène nous a fait ressentir l’immensité du gouffre au bord duquel Jeanne se trouvait que nous nous mettons à chercher les signes, minuscules, du désastre qui s’annonce. C’est parce que chacun des gestes, chacun des plans s’est répété ad nauseam que cette chorégraphie de l’ordinaire, devenue grâce au lent écoulement du temps si familière, révèle ce qui s’y cachait : la fragilité de l’héroïne.
Un exemple parmi tant d’autres : lors du deuxième jour, avant que tout ne bascule, Jeanne cire les chaussures de son fils au petit matin. Elle procède de manière très méthodique, avec des gestes secs : d’abord la cire, ensuite la brosse, enfin le chiffon. Et puis, le jour d’après, la même scène, mais entre-temps il y a eu le grain de sable. Cette fois-ci, et la nuance est importante, les gestes sont effectués dans un ordre différent. Et étrangement, dans ce presque rien, la tension est palpable. Pourquoi l’ordre a-t-il changé ? Pourquoi Jeanne a-t-elle oublié de passer le chiffon ? Que lui arrive-t-il ? Le regard du spectateur se retrouve suspendu au moindre changement dans la gestuelle millimétrée du personnage, remarquablement interprété par Delphine Seyrig. Le diable n’a, au cinéma, sans doute jamais été autant dans les détails. Fascinant.