Voici l’un des secrets les mieux gardés de l’animation japonaise, un joyau passé à peu près inaperçu, longtemps cantonné à un cercle restreint de cinéphiles : un conte médiéval, inspiré d’un essai libertaire de Jules Michelet dans lequel l’historien français s’efforçait de présenter sa vision de la sorcellerie en tant que réaction populaire instinctive et légitime à l’oppression religieuse qui caractérisait la société du Moyen âge, et qui fit avancer imperceptiblement les causes de l’individualisme et du développement scientifique. De ce texte, Eiichi Yamamoto a tiré une fable féministe - quoiqu’il ait toujours nié que ce soit son intention de départ - puisque la “bella donna� du titre, une malheureuse paysanne soumise à la misère et à l’arbitraire des pouvoirs religieux et séculiers, décide de se consacrer au démon - représenté comme un petite créature à la forme phallique - afin de reconquérir à la fois son corps et sa liberté de travailler, de penser, de contester et de jouir sans entraves. Ce portrait de sorcière embrasse celui de toutes les femmes fortes et indépendantes du temps jadis, qui refusaient le joug masculin et les normes de leur époque, et terminaient généralement leur carrière en place de Grève, sur une roue ou un bûcher. L’adaptation qu’en offre Yamamoto est très érotique, parfois même proche de la pornographie et sait faire preuve à l’occasion d’une grande violence symbolique : ainsi, en début de film, la scène de viol par le seigneur local, représenté comme un “déchirement� balayé d’à-plats rageurs de couleur vermeille, est brève mais laisse une impression persistante. Pourtant, on ne pourrait catégoriser aucune des scènes incriminées comme “explicites� : elles sont au contraires symboliques et métaphoriques, parfois abstraites et toujours poétiques, même dans leurs pires excès. Toutefois, ce n’est pas le récit ou la manière de le structurer qui explique que “Bella donna� ait marqué au fer rouge tous ceux qui on eu la chance de le voir mais bien sa facture visuelle unique. Le premier élément de surprise est qu’il s’agit d’un film d’animation majoritairement “inanimé�, la caméra parcourant d’impressionnantes fresques en long, en large et en profondeur ou ciblant soudain un détail en particulier, sans que cette absence de mouvement puisse être perçue comme dommageable. Tout n’est cependant pas voué à l’immobilité mais quand mouvement il y a, il concerne surtout ce qui est descriptif et non-narratif, par exemple les séquences oniriques. C’est toutefois le ou plutôt les styles visuels envisagés qui suscitent l’ébahissement : il ne sont ni médiévaux compte tenu de l’époque où est sensée se dérouler le récit, ni en accord avec les canons de l’animation japonaise (Tezuka, dont l’ombre plane sur ‘Bella donna’, ne s’était de toute façon jamais senti tenu à de quelconques règles de travail). Aquarelle, fusain, gouache, collage : imaginez le résultat que produirait un creuset d’influences qui incorporeraient le symbolisme de Félicien Rops et des Gauguin tardifs, l’expressionisme d’Egon Schiele et l’Art Nouveau proposé par Klimt et Mucha, le tout imprégnés des expérimentations psychédéliques et surréalistes des années 60, et vous aurez seulement une vague idée de la personnalité esthétique incroyable de “Bella donna�. Chaque scène est une surprise, un émerveillement, un univers artistique à elle seule. Clairement, je crois qu’on peut parler “d’oeuvre d’art� en ce qui concerne cette perle d’animation avant-gardiste, qui aurait mérité de connaître un destin moins confidentiel.