De l'étroite coulisse d'un train, à la transparence d'une scène de théâtre, Sils Maria brosse un portrait élégiaque de l'actrice contemporaine, de ses humeurs fugaces à son obstination sourde, de ses vanités à la dévotion à son art. Tant obsédé par la quête des cimes, du beau et de l'intemporel, qu'hanté par l'angoisse du temps qui absorbe insensiblement ses acteurs et ses esthètes (symbolisé ici par la vénéneuse majesté du Maloja Snake), rien d'étonnant à ce qu'Olivier Assayas ait pris pour scène de ce drame en trois actes, Sils Maria, petite bourgade suisse enfoncée dans le sillon d'une vallée montagneuse encore habitée par la glorieuse et austère mémoire de Proust et Nietzsche.
Sils Maria raconte l'histoire d'une actrice célèbre, Maria Enders (Juliette Binoche) accompagnée de son assistante, Valentine (Kristen Stewart). Confronté à la mort du dramaturge à qui elle doit sa célébrité, Maria se voit proposer de rejouer la pièce dans laquelle elle incarnait autrefois Sigrid, jeune femme libre et toxique portée par l'élan individualiste d'une jeunesse arrogante, mais cette fois dans le rôle d'Helena, femme d'affaire d'une quarantaine d'années à la vie morne et déclinante dont l'amour aveugle pour Sigrid la conduira à sa propre destruction. Mais voilà, Maria rongée par l'âge et étrangère à un monde happé par les nouvelles technologies, gouverné par le diktat de l'image et du commentaire, ne joue plus, figé qu'elle est par la peur du théâtre de sa propre vie.
S'engage alors un dialogue théorique et sensuel entre les deux femmes. Ponctuée de réflexions sur la représentation théâtrale, l'incarnation du rôle, la fuite du temps, cette relation révélera bien vite son ambiguïté sur fond de réalités se donnant malicieusement la réplique. Lorsque la pièce devient sa propre réalité, quand ce n'est non plus l'actrice qui incarne le rôle mais le rôle qui tend à s'incarner en elle, sitôt que le paraître se (con)fond dans l'être, la jalousie rivalise avec l'admiration, l'incompréhension subvertit la communion sincère, le silence hante les rires de ces deux femmes. C'est dans l'intimité (y compris des corps !) de cette relation complexe, incarnée et introspective, que se donne à voir la substantifique moelle de ce film.
Visiblement transporté par l'écume onirique du Maloja Snake, inspiré par la solennité des lieux, Olivier Assayas signe une réalisation des plus élégante, une photo soignée emprunte de mélancolie, à la hauteur d'un duo d'actrice sensible et percutant. Là où Kristen Stewart parvient à donner corps à cette assistante intime et obscure, pertinente et indifférente, Juliette Binoche joue à chaque instant sa peau en épousant les traits d'une femme rongée par la "recherche du temps perdu", livrant ainsi la saisissante panoplie de son jeu, plein de nuances spontanées et riche d'une sensibilité furieuse.
Palimpseste subtil et démonstratif à travers lequel il serait commode de voir en Juliette Binoche, Maria Enders et Helena, la seule et même personne s'efforçant de balayer les cendres de ce que la vie consume, Sils Maria se déploie dans l'écho de réalités qui s'observent, se reflètent, et parfois même se confondent. Olivier Assayas semble se délecter de ce jeu subtil où le masque de l'actrice révèle par un apparent paradoxe son vrai visage, car oui, « la vérité avance masquée ».