La palme d'or 2014 fut bien plus contestée que celle de 2013. Autant La Vie d'Adèle avait recueille les suffrages des journalistes tout comme ceux du jury, autant Winter Sleep n'avait pas du tout marqué la presse cannoise, éclipsé par le phénomène Dolan.
Alors qu'en est-il? Eh bien, contrairement à ce que certains ont pu dire, c'est un très bon film. Une oeuvre aboutie, travaillée, cohérente, caractérielle. C'est l'histoire d'un homme qui dort. Qui connaît un hiver sans fin. Il s'endort, consciemment ou pas, face à la misère, face au mal, qu'il clame pourtant être son ennemi juré. Il s'endort face au malheur de sa femme. Il ne comprend pas; et de toute façon, ce n'est pas de sa faute, il a été irréprochable, il a gagné sa vie en étant un exemple d'intégrité et de vertu, il n'a pas à rendre des comptes. Autour de lui, tout un monde, peuplé d'êtres mystérieux à ses yeux, d'une blancheur éclatante. Un peu comme ce chien, ou comme ce lapin, qu'il retrouve morts et qui le laissent de marbre. Comme ce cheval qui se bat pour survivre dans l'eau (dans une magnifique scène), et qu'il toise de son regard souverain. De toute façon ce n'est pas à lui de le sauver, il y'a ses employés pour ça. Au contraire, du haut de ses articles et des ses livres, il supervise la vie de sa région; un intellectuel est par nature quelqu'un qui combat le mal dans une société, alors pourquoi s'embêter avec une remise en question?
Véritable fresque psychologique et sociale, Winter Sleep m'a impressionné par ses personnages, tous plus repoussants les uns que les autres, mais pourtant pas dénués de sens moral ou d'intégrité. C'est l'ébranlement de tout un monde; la bourgeoisie turque voit ses garde-fous habituels (la culture, l'honnêteté, le travail) voler en éclat face à l'implacable regard du paysan (incarné par la touchante sincérité du petit garçon): quoi de plus absurde que de passer des heures à discuter de la façon dont on combat le mal devant une table copieusement garnie, et d'être interrompu par un paysan qui a fait des dizaines de kilomètres à pied pour convaincre monsieur de ne pas lui taxer 70 euros? C'est d'ailleurs l'aspect que j'ai préféré. Certes, Aydin est un personnage monumental de profondeur et très intéressant à cerner, et bien que l'intérêt était peut-être justement de montrer à quel point le confort matériel et intellectuel peut conduire à l'oubli de la vie, tout simplement, j'ai eu du mal à ne pas perdre le fil pendant les interminables dialogues.
Magnifique fresque qui marque par sa justesse psychologique et sociale, ancré dans un univers splendide, planté dans ce fabuleux décor d'Anatolie qui va si bien à la léthargie du personnage, mais trop bavard et, du coup, trop aride émotionnellement, Winter Sleep est un très bon film qui n'a pas l'allure d'une palme d'or. Loin de là.