On peut déjà témoigner de l’atmosphère théâtrale rien qu’au huis clos de l’hôtel Othello, car le bâtiment à même la roche est en effet le lieu de tous les débats, de l’analyse comportementale d’Aydin et de sa femme, et de toutes les poésies visuelles de l’hiver, dormant dans sa lenteur, pénétrant ainsi les personnages d’une profonde mélancolie jusqu’à leur faire avouer mutuellement ce qu’ils pensent l’un de l’autre. L’ambition très téméraire du réalisateur qui est de sonder l’âme humaine trouve sa forme tout d’abord grâce aux dialogues, sensibles, d’une beauté triste et lumineuse, et qui éclairent là où personne n’arrive à avouer ses ressentis. Il est possible de trouver ici des situations savourées depuis longtemps, comme l’instabilité conjugale dans laquelle Nihal reproche à son mari son manque de charisme, de liberté relationnelle, et sa satisfaction trop limpide de ses actes et de ses opinions qui l’aveuglent. C’est un homme à la fois simple, paradoxal et incompris ; il mord dans la vie comme le lui inspire son instinct et non pas son esprit. Il est spirituel, savant, seul, sans cesse critiqué de par son arrogance à s’enorgueillir de la différence volontaire qu’il arbore. Son désir de bien-être perpétuel au détriment des gens le pousse à l’égoïsme, et il ne soucie de sa femme que pour ce qu’elle fait et non pas ce qu’elle est. « Si, pour une fois, tu pouvais défendre une position qui te soit inconfortable ou éprouver un sentiment qui ne te flatte pas… » L’importance de la phrase, la place des mots, est si bien maniée qu’une seule phrase peut définir toute l’âme d’un humain. Ces derniers ne sont même pas une dizaine dans l’histoire ; chacun est nécessaire au développement. A eux seuls, il forment un petit monde, une vraie parcelle de vie qu’ils rendent puissante dans la désespérante déliquescence de leur vie, misérable ou pas.
Et la durée démesurée (195 minutes, mais raconter l’humain est vaste) ajoute à cette fresque un horizon infiniment lointain : celui de la compréhension du temps, des rapports sociaux et de la place dans le monde. Si ce sujet ouvre à de nombreuses confrontations idéologiques et à des dissertations relevant de l’abstraction spirituelle la plus profonde, on sent déjà que Nuri Bilge Ceylan maîtrise sa vision, qu’il connaît son chemin et qu’il n’expérimente pas un probable « nouveau style de cinéma ». Il impose ce parcours d’une manière sensible, jamais vue, à laquelle se mêle l’émerveillement des vérités. Tout cela sous la neige, dans cette nature anatolienne sobre mais nuancée. On pense parfois que ce n’est pas un film – de l’anti-cinéma qui filme la banalité en la transfigurant – et que les scènes de vingt minutes sont les nôtres, elles nous appartiennent, on s’en rend compte en sortant. Tchekhov dit : « Dans la vie, les hommes ne se tuent pas, ne se pendent pas, ne se font pas des déclarations d’amour à tout bout de champ. Ils mangent, ils boivent, ils se traînent et disent des bêtises. Ca se passe ainsi dans la réalité. ». Une pensée qui désigne la vie comme une inutilité, où le romanesque n’a pas sa place. C’est dans cette doctrine que se classe Winter Sleep. Nous ne sommes pas, nous, le public contemporain, habitués à voir des scènes sans ellipses, où les gens discutent et pensent. On les voit boire, s’enivrer, parler, rigoler, et on trouve cela éblouissant. Grâce à ce maniement incontestable que possède le réalisateur pour la lumière, il donne à ses scènes des tons de tableau, clair-obscur (un peu comme Rembrandt) qui nous invitent à nous immerger dans cette atmosphère intime créée. On ne connaissait pas une pareille beauté au quotidien.
L’élément le plus incroyable dans toute cette forêt obscure cachée par un simple corps, c’est la présence de la beauté sans lyrisme. En effet, aucun événement pathétique ou romanesque ne vient troubler ce sommeil hivernal que la continuité de la vie même suffit à sa qualité. Un travail d’exception. Les acteurs semblent vivre et ne pas jouer. Ils ont un rôle plus facile que ce que les protagonistes attendent d’eux. Tous se cherchent (y compris le jeune garçon muet du malheur de son père), ne font rien, se perdent dans le monde. Même Aydin dont la psychologie hésite entre l’habitude et le changement. Un film superbe, riche, puissant, nourri par l’inconsciente complexité d’un passage sur terre.